Suite aux condamnations prononcées par le tribunal de Nuremberg, sept responsables nazis furent condamnés et transférés à la prison de Spandau.
Les seules personnes autorisées à échanger avec ces détenus étaient les aumôniers de la prison – dont deux pasteurs français, Georges Casalis et Charles Gabel.
| par Jean Loignon |
Cliquez ici pour accéder à la série RÉTROVISEUR | Figures et moments signifiants de l’histoire protestante
Après la défaite de l’Allemagne nazie en 1945, les Alliés vainqueurs entreprirent de juger les principaux responsables de ce qui a été la pire tragédie du XXe siècle : ce fut le tribunal de Nuremberg qui tenta de traduire en termes judiciaires les crimes de guerre, contre la paix et contre l’humanité. Douze condamnations à mort furent prononcées, dont une par contumace (Martin Bormann en fuite), dix furent exécutées, Hermann Goering s’étant suicidé juste avant. Mais sept responsables nazis furent condamnés à des peines de prison (de dix ans à la perpétuité) et transférés à la prison de Spandau, dans la banlieue de Berlin.
Cet établissement dirigé par le quadruple commandement militaire américain, anglais, français et soviétique leur fut réservé. Une discipline de fer y était instituée : isolement permanent des détenus, rationnement alimentaire sévère, sortie quotidienne d’une heure dans une cour, les détenus marchant en rond et en silence, activités culturelles limitées à quelques lectures étroitement contrôlées. Dans le contexte de la découverte des atrocités perpétrées dans les camps nazis, personne ne se formalisa de ce régime qui devait se révéler au fil des décennies inhumain au regard des standards pénitentiaires occidentaux.
Cependant, une concession humanitaire avait été admise : les détenus pouvaient recevoir la visite d’un aumônier, selon leur confession religieuse, laquelle était le protestantisme.
Il se trouva qu’en 1946, le seul aumônier protestant germanophone disponible était celui des forces militaires françaises, le pasteur Georges Casalis (1917-1987), également détaché auprès de l’Église huguenote française de Berlin.
Georges Casalis[1] m’a raconté avoir hésité longuement avant d’accepter cette mission. Âgé d’une trentaine d’années, il avait été un des principaux disciples du théologien suisse Karl Barth et s’était engagé dans la Résistance en France. Affecté à Berlin, il entendait œuvrer avec les survivants de l’Église confessante, cette fraction très minoritaire du protestantisme allemand qui s’était élevée contre Hitler dès 1934[2], subissant évidemment une féroce répression. Deux de ses principales figures étaient les pasteurs Martin Niemöller, détenu au camp de Dachau jusqu’en 1945 et Dietrich Bonhoeffer, dont Hitler ordonna la pendaison en avril 1945, peu de temps avant de s’ôter lui-même la vie. Participer à la reconstruction morale de l’Église allemande et assister spirituellement des criminels nazis représentait un grand écart, comme une incarnation extrême de la grâce inconditionnelle.
Dans les conditions décrites plus haut, G. Casalis arriva à nouer un lien fort avec un des détenus, Albert Speer. Ce dernier correspondait à ceux que la philosophe Hannah Arendt nomma « les criminels de bureau » du nazisme. Speer avait été le ministre civil de l’Armement du IIIe Reich et sa gestion terriblement efficace avait permis le maintien des opérations militaires auxquelles il ne participait pas. Condamné à vingt ans de prison, il accepta un dialogue exigeant avec G. Casalis, lui demandant même de l’aider « à devenir un autre homme ». Par ses lectures théologiques, il se reconstruisit, supportant la totalité de sa détention. Libéré en 1966, il publia nombre d’ouvrages et donna de nombreuses conférences; mais il ne maintint pas de liens avec G. Casalis, qu’il ne mentionna même pas dans ses mémoires. G. Casalis ne sut jamais la part de sincérité ou d’opportunisme dans cet accompagnement pourtant sollicité.
À partir de 1966, Rudolf Hess devint l’unique prisonnier de la prison de Spandau, dont le régime s’assouplissait peu à peu. Ce nazi hors norme avait été un compagnon très proche d’Hitler, inspirateur notamment des lois antisémites de Nuremberg. Mais en 1941, il avait quitté secrètement l’Allemagne à l’insu d’Hitler pour gagner l’Angleterre, pensant négocier une paix séparée. Il ne fut pas pris au sérieux et resta détenu durant toute la guerre, avant d’être condamné à la perpétuité par le tribunal de Nuremberg. Il fut un détenu asocial, parfois considéré à la limite de la folie. Mais entre 1977 et 1986, son aumônier, le pasteur français Charles Gabel le perçut comme un vieillard résilient, de nouveau capable d’humanité et dont la détention prolongée ne se justifiait pas. Ch. Gabel entreprit des campagnes publiques en faveur de la libération du plus ancien détenu politique d’Europe, au risque d’être associé aux néo-nazis qui voyaient en Hess un martyr. En vain, le cas de Hess était trop symbolique et les relations entre les Occidentaux et Soviétiques trop conflictuelles pour permettre sa libération. Mais à la demande de l’URSS, Ch. Gabel fut suspendu de ses fonctions. En 1987, Hess – âgé de 92 ans – fut trouvé mort, apparemment suicidé, sa fin suscitant de nombreuses polémiques. La prison de Spandau fut immédiatement fermée et détruite totalement, pour ne pas servir de lieu de pèlerinage aux néo-nazis.
Récemment les petits-enfants de Charles Gabel ont réalisé un documentaire[3] diffusé à la télévision française, sur cet épisode qu’ils ne connaissaient pas du ministère pastoral de leur grand-père. Une réflexion apaisée sur l’amour du prochain, quel qu’il soit, fût-il même un des visages du Mal.
On lira avec profit l’ouvrage très documenté de Laure Joanin-Llobet sur cette expérience hors norme d’aumônerie pénitentaire, Les 7 de Spandau, Editions Oh, Paris 2008.
[1] J’ai eu le privilège de côtoyer Georges et son épouse Dorothée, durant leurs dernières années quand ils étaient conservateurs du musée Calvin à Noyon (France); je les considère comme mes « parrains » en protestantisme.
[2] Les thèses de Barmen (1934) inspirées par K. Barth sont le texte majeur de cette résistance spirituelle.
[3] « Le fantôme de Spandau », Présence protestante, 11 et 18 juillet 2021 sur France 2.