La volonté de ce pasteur français de concilier développement spirituel et matériel dans un ministère religieux était profondément ancrée dans un territoire.
| par Jean Loignon |
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Bien que largement ignoré en France, Félix Neff (1797-1829) est un des pasteurs français les plus connus dans l’Europe protestante, et ce, malgré un court ministère et une mort précoce à 31 ans.
Il naît à Genève à la fin des soubresauts révolutionnaires qui n’ont pas épargné la cité de Calvin. Ses parents séparés sont protestants, mais fort détachés de ce qui passe pour être la religion officielle de Genève. Le jeune Félix est scolarisé, mais doit rapidement travailler comme jardinier puis gendarme. C’est d’ailleurs lors d’une mission de maintien de l’ordre qu’il découvre une communauté dissidente de l’Église protestante, un groupe entendant secouer le christianisme assagi, voire endormi du calvinisme officiel. Félix Neff vit alors une conversion à ce mouvement dit « du Réveil » et devient évangéliste. Mais sans formation théologique et en butte à l’hostilité de l’Église officielle, il échoue et part pour la France voisine comme suffragant (remplaçant temporaire) de pasteurs en Dauphiné.
Son enthousiasme dans la prédication rassemble des foules à Mens, dans le Trièves, une microrégion proche de Grenoble et restée protestante. Mais les tracasseries et les jalousies de ses collègues continuent. Il part alors se faire ordonner pasteur en Angleterre et revient pour une paroisse tellement isolée, qu’il est sûr d’avoir enfin les mains libres. Il s’agit de la vallée de Freissinières et du massif du Queyras, dans les Hautes-Alpes, un territoire montagneux[1], accessible que par des sentiers et des cols enneigés d’octobre à juin.
Réparties dans quelques hameaux, des familles protestantes, parfois issues de réfugiés vaudois, subsistent dans un total isolement et une misère profonde. Félix Neff entend réévangéliser ces paysans que nul pasteur ne vient visiter depuis longtemps. Il apprend leur dialecte occitan et dessert inlassablement à pied sa paroisse, par tous les temps, parcourant 1600 km chaque année. Le Réveil spirituel opère, mais le pasteur devine bien qu’il faut s’attaquer au sous-développement de cette population que l’exode rural va immanquablement jeter hors de ses montagnes. Pasteur agronome, Félix Neff introduit la culture de la pomme de terre encore peu connue et organise l’irrigation des prairies pour l’élevage.
Dans les Alpes, les paysans protestants, alphabétisés par la lecture de la Bible, avaient coutume de se louer comme instituteurs[2] pendant la saison hivernale. Félix Neff crée alors dans une bergerie à Dormillouse (le village des « marmottes »), un lieu de formation pour ces futurs instituteurs : ce lieu modeste se targue d’être la plus ancienne « école normale » (d’instituteurs) de France, cinquante ans avant celles de Jules Ferry.
Mais l’épuisement gagne Félix Neff qui doit quitter ses vallées et meurt précocement à Genève. Ses contacts en Angleterre et sa notoriété permettront un soutien missionnaire et humanitaire pour continuer son œuvre. Mais du fait de leur ouverture au monde, bien des paysans de Freissinières choisiront la voie de l’émigration vers l’Algérie récemment conquise.
Cette volonté de concilier développement spirituel et matériel dans un ministère religieux peut faire penser à l’action du curé Labelle (1833-91), l’infatigable défenseur de la « colonisation »[3] du Nord, afin d’éviter l’hémorragie démographique des Québécois vers les manufactures des États-Unis. Bien que profondément attaché aux valeurs d’un catholicisme rural, il souhaitait l’industrialisation et il fit du train du Nord un des buts de sa vie. Certes, le curé Labelle, homme politique et prélat d’un catholicisme hégémonique avait une tout autre stature (à tous les sens du terme !) que celle de Félix Neff, représentant d’une confession minoritaire réaccédant depuis peu à l’existence publique. Mais ils auront eu en commun ce souci de l’existence matérielle de leurs ouailles et une passion quasi géographique pour leur mission, ancrée profondément dans un territoire.
[1] Saint-Véran dans le Queyras est le haut village habité d’Europe (2040 m d’altitude), record également partagé par son temple.
[2] Ces instituteurs souvent itinérants arboraient des plumes à leur chapeau selon leurs compétences (et leurs prétentions salariales) : une plume pour la lecture, deux pour l’écriture et le calcul, trois pour le latin…
[3] J’utilise le terme de l’époque; Antoine Labelle fut commissaire au ministère de l’Agriculture et de la Colonisation.