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RÉTROVISEUR 4 | L’uchronie d’une Nouvelle-France et d’un Québec protestants

 

Gravure protestante représentant les dragonnades contre les huguenots français sous Louis XIV, après la révocation de l’édit de Nantes. Domaine public.

La surreprésentation protestante parmi les premiers acteurs de la Nouvelle-France aurait-elle pu déboucher sur une tout autre société québécoise?

Le charme de l’uchronie est le caractère aussi inépuisable que varié des hypothèses induites par la fiction.

| par Jean Loignon |

 


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L’uchronie est la réécriture du passé à partir de la modification fictive d’événements historiques. Par exemple, si Napoléon avait gagné la bataille de Waterloo, quel aurait été le sort de l’Europe contemporaine ? Cette « histoire en si… », lorsqu’elle s’appuie sur une hypothèse plausible, peut s’avérer stimulante car elle questionne les évidences de la mémoire historique et remet à jour des faits plus ou moins oubliés.

Il en va ainsi de l’histoire de la Nouvelle-France qui aurait pu ne pas aboutir à un Québec soudé par une identité francophone, catholique et minoritaire, viscéralement différente du ROC (Rest of Canada).

 

Une présence protestante pionnière

La première tentative d’un établissement français sur les bords du Saint-Laurent avec Jacques Cartier en 1534 s’inscrit dans un contexte dynamique d’initiatives menées par les marchands et armateurs des ports français, parmi lesquels on compte bien des adeptes de la nouvelle religion réformée. Leur devise : « Pour Dieu la Cause (protestante) et les affaires »[1]… En 1555, Villegaignon établit un comptoir dans la baie de Rio de Janeiro, baptisé Fort-Coligny, du nom de l’Amiral protestant qui favorisait cette ambition transatlantique. En 1562, ce sont les protestants Jean de Ribault (de Dieppe) et René de Goulaine (de Nantes) qui tentent une implantation en Floride, rapidement en butte à l’hostilité des Espagnols qui massacreront les colons français.

En Nouvelle-France, on retient, dans le sillage de Jacques Cartier, le nom de Jean-François de la Rocque de Roberval et de Pierre Dugua de Mons, également protestants. C’est ce dernier qui initiera Samuel de Champlain aux réalités de la Nouvelle-France lors d’un premier voyage. Ce protestant de Brouage (près de la Rochelle), véritable fondateur d’une colonie durable, s’était converti au catholicisme, peut-être par opportunisme pour conserver les faveurs du roi Louis XIII. Mais sur un plan anecdotique, le mystère du lieu de sépulture de Champlain à Québec peut suggérer qu’il serait mort en délicatesse avec l’Église catholique, au point de lui refuser l’inhumation au cimetière habituel ? Si on ajoute l’exemple du Dieppois Pierre Chauvin, fondateur du poste de traite de Tadoussac en 1600, on ne peut que constater la surreprésentation protestante parmi les premiers acteurs de la colonie.

 

Un premier Refuge ?

Au point de se demander s’il a existé un projet sous-jacent de Refuge pour les protestants menacés dans le contexte des guerres de Religion (1562-98). L’hypothèse tient probablement d’une lecture a posteriori des événements ultérieurs, à savoir la persécution décidée par Louis XIV qui amènera l’exode de nombreux protestants vers ce qu’on appellera l’Europe du Refuge, après la révocation de l’édit de Nantes en 1685. Un siècle auparavant, les protestants français gardaient l’espoir d’un rapport de force favorable, puisque le protestant Henri de Navarre était l’héritier de la couronne de France et allait régner sous le nom d’Henri IV. Un exil lointain et définitif ne s’imposait pas.

Mais c’est cette idée du Refuge qui déclenche la démarche uchronique : Et si Louis XIV avait accordé aux protestants la liberté de conscience à condition d’aller s’installer en Nouvelle-France ? Après tout, l’Angleterre anglicane se débarrassait de ses dissidents religieux, notamment puritains, en les envoyant dans ses colonies américaines qui allaient constituer la Nouvelle-Angleterre. Les chiffres sont éloquents : en 1700, la Nouvelle-France compte 15 000 habitants, la Nouvelle-Angleterre 100 000. Si seulement la moitié des 200 000 Huguenots qui ont fui la France à partir de 1685 s’était installée au Canada, l’histoire de ce pays eût été radicalement différente.

 

Et si…

La colonie française aurait eu alors la masse critique pour s’imposer face aux ambitions anglo-saxonnes et elle aurait pu concrétiser la présence en pointillé des seuls trappeurs parcourant la Louisiane française (le bassin du Missouri et du Mississippi). L’économie canadienne aurait été au bénéfice d’une main d’œuvre qualifiée et industrieuse, la même qui allait offrir son dynamisme à la Prusse, aux Pays-Bas, à l’Angleterre. L’Acadie aurait échappé au Grand Dérangement, une vaste aire francophone se serait épanouie en Amérique du Nord et, forte du prestige du français au siècle des Lumières, elle aurait peut-être séduit les jeunes États-Unis, si vigoureusement soutenus par la France de Louis XVI. Cette Amérique française serait-elle restée loyale à sa France d’origine ? Une solidarité confessionnelle l’aurait-elle poussée à une fusion égalitaire avec le monde anglo-saxon ? Le charme de l’uchronie est le caractère aussi inépuisable que varié des hypothèses induites par la fiction.

Car oui, il s’agit bien d’une fiction. En fait, dès 1627 le pouvoir royal avait interdit l’arrivée de protestants dans la colonie. Une tolérance se constate pour les familles déjà installées comme à Québec et pour certains soldats comme ceux du régiment de Carignan mais l’interdiction est stricte pour les pasteurs. Privées d’encadrement spirituel, les communautés protestantes s’étiolèrent et leurs fidèles demeurèrent protestants de façon individuelle quand la France céda la place à l’Angleterre en 1759. Le scénario envisagé supposerait un autre Louis XIV, capable de reconnaître aux protestants leur qualité de sujets du royaume et à la Nouvelle-France un statut multiconfessionnel, sur le modèle forcément inacceptable de l’Angleterre. Notre histoire, de part et d’autre de l’Atlantique, est fille des blocages d’antan.

 

[1] M. Augeron, D. Poton de Xaintrailles, B. Van Ruymbeke, Pour Dieu, la Cause et les affaires. Les Huguenots et l’Atlantique, Indes Savantes, 2009.

 

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