L’édit de Nantes est à la source du binôme psychique amnésie / amnistie qui colore souvent le regard que portent les Français sur leur histoire. En 1598, la paix était à ce prix.
Faut-il alors toujours renoncer à la vérité et à la justice pour clore un conflit?
| par Jean Loignon |
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L’édit de Nantes, signé dans cette ville en avril 1598, est célèbre dans l’histoire de France pour avoir mis un terme aux Guerres de religion entre protestants et catholiques qui ravagèrent le royaume pendant près de 40 ans. Parce que ce texte reconnut aux protestants le droit d’avoir une conviction religieuse différente de celle du roi – en l’occurrence Henri IV, ex-protestant converti au catholicisme en 1593 – l’édit est souvent considéré comme l’acte fondateur de la laïcité en France. Rappelons toutefois qu’il ne s’appliquait en fait qu’à la seule « religion prétendue réformée » et à aucune autre croyance jugée alors hérétique.
L’édit de Nantes fut avant tout un acte de réalisme politique, reposant sur le constat qu’aucun des deux camps n’était assez fort pour vaincre, ni assez faible pour être vaincu. Les multiples articles de l’édit sont chargés d’arrière-pensées et expriment une méfiance réciproque quant à la possibilité d’une coexistence pacifique. Le culte réformé demeurait interdit dans quantité de villes, dès lors qu’elles avaient rang d’évêché : ainsi il n’était pas question d’édifier un temple dans Paris intra-muros, mais seulement à Charenton, à une dizaine de kilomètres de la ville. Pour garantir sa sécurité, le camp protestant disposait de places fortes avec des garnisons… Un système judiciaire particulier était prévu à Paris et en province pour régler les différends.
L’édit de Nantes fonctionna durant une trentaine d’années, ce qui permit au royaume de se relever sous le gouvernement du ministre protestant Sully; il fut appliqué ensuite « à la rigueur » par le roi Louis XIII, avant d’être démantelé puis révoqué en 1685 par Louis XIV, après d’intenses persécutions à l’égard des protestants.
Une relative réussite
L’édit a-t-il été pour autant un échec ? La célébration nationale de son quadricentenaire en 1998, en présence des plus hautes autorités politiques et religieuses de France, mit l’accent sur l’esprit de compromis qui présida à la démarche d’Henri IV. Le mot compromis, qu’on associe parfois au terme franchement négatif de compromission, n’a pas toujours bonne presse.
Et pourtant c’est la reconnaissance d’un double échec qui permit à l’édit de Nantes – qui n’était pas le premier édit à tenter de mettre fin au conflit – de parvenir à une relative réussite. Tout héritier légitime de la couronne qu’il était, Henri IV ne pouvait s’imposer tant qu’il restait protestant, une confession qui n’avait rallié que de 10 à 15 % des sujets du royaume. La faction catholique ne pouvait espérer toutefois l’emporter que par l’appui d’une puissance étrangère – l’Espagne –, ce qui heurtait l’identité nationale en plein essor.
Les deux camps se retrouvaient finalement unis en ce qu’ils devaient renoncer à leurs idéaux, au nom d’un bien public appelé à transcender leurs divergences.
Et c’est ce même souci de réalisme à l’égard du bien public qui se retrouve dans le libellé de l’édit où il est inscrit que « la mémoire de toutes choses passées d’une part et d’autres (suivent les dates du conflit) demeurera éteinte et assoupie, comme de choses non advenues ». À quoi s’ajoute l’obligation « de vivre paisiblement comme frères, amis et concitoyens, sous peine d’être punis comme infracteurs de paix et perturbateurs du repos public… ».
L’édit de Nantes venait d’inventer le binôme psychique amnésie / amnistie qui colore souvent le regard que portent les Français sur leur histoire. En 1598, la paix était à ce prix.
Faut-il alors toujours renoncer à la vérité et à la justice pour clore un conflit ?
Un succès tardif
Il se trouve que durant l’année 1998, celle du quadricentenaire de l’édit de Nantes, des pas décisifs dans la résolution de certains conflits douloureux ont été faits. En Irlande du Nord, les Accords dits du Vendredi saint mirent fin à trente ans de violences entre catholiques et protestants. Là aussi les idéaux – la réunification de l’Irlande pour les catholiques, l’attachement au Royaume-Uni du côté protestant – étaient enracinés en profondeur et alimentaient une haine séculaire. Là aussi, il a fallu que les victimes laissent aller la quête de justice pour trouver dans la paix retrouvée une vitalité réparatrice.
En Nouvelle-Calédonie, ce territoire français du Pacifique-Sud, les accords de Nouméa signés en mai 1998 ont consolidé un processus de paix, entamé depuis dix ans, mettant ainsi un terme aux violences meurtrières entre les Kanaks mélanésiens et les « Caldoches » européens. Du sang avait coulé, des exécutions sommaires avaient eu lieu [1] mais l’amnistie décrétée ouvrait la voie vers une autonomie pacifiée et, si la population le décidait, vers une indépendance future.
Il se trouve que dans ces deux exemples, des responsables politiques protestants [2] ont joué un rôle éminent. L’esprit de l’édit de Nantes les aurait-il inspirés ? Tel un succès tardif d’un acte qui, jadis, avait rétabli la paix par le courage du compromis.
[1] En mai 1988, des militants kanaks avaient tué trois gendarmes dans l’île d’Ouvéa et pris d’autres en otages dans une grotte. Lors de l’assaut final, 19 Kanaks furent tués, dont plusieurs après s’être rendus.
[2] Dans le camp français, les premiers ministres Michel Rocard (en 1988) et Lionel Jospin (en 1998).