| CROIRE ET AGIR |
| Par André Jacob |
S’interroger sur le voyage, c’est d’abord en rappeler la symbolique pour y trouver un sens. Une des premières significations historiques dans le monde occidental tient sa source des grands livres de la Parole, lesquels ont révélé la démarche du pèlerin, premier voyageur.
Dans les grandes religions, le pèlerinage réfère souvent à la situation de l’être humain sur Terre et à son cheminement vers la mort; la vie étant éphémère, chaque être cherche son devenir. L’Ancien Testament réfère au grand pèlerinage du peuple juif qui traversa la mer Rouge pour gagner la Terre promise. Le récit de l’Exode relate non seulement la fuite de la répression, mais la recherche d’un mieux-être et de la liberté. Comme le soulignent Armand et Éliette Abécassis dans leur livre sur les passeurs dans l’histoire du judaïsme, la métaphore de l’Exode représente un mouvement de libération : « La libération d’un peuple ne peut résulter, en effet, d’un déterminisme quelconque, mais d’un acte transcendant de volonté éthique1. »
Dans l’islam, le grand voyage vers La Mecque symbolise le détachement complet pour se consacrer à une longue marche de purification, de méditation et d’adoration de Dieu2.
Le Nouveau Testament fait aussi état de voyage. Le Christ lui-même se déplaçait fréquemment. Saint- Paul aurait fait le tour de la Méditerranée pour prêcher. Et à travers les âges, des millions de pèlerins ont emprunté divers sentiers pour rejoindre des lieux jugés inspirants. En général, de longues marches se font dans le dépouillement, car il s’agit de se libérer du quotidien. Il y a là une forme d’ascèse purificatrice.
Chez les chrétiens, à partir du Moyen-Âge, les pèlerinages ont pris de multiples formes concrètes, particulièrement dans les pays occidentaux. Le pèlerinage vers Saint- Jacques-de-Compostelle devint le plus fameux à partir du IXe siècle, à la suite d’une rumeur qui voulait qu’un ermite, Pélage, ait découvert les restes de l’apôtre Saint-Jacques. Au fil des siècles, les pèlerins ont convergé vers ce lieu mythique afin de gagner des indulgences et ainsi avoir une meilleure place au paradis. Dans ce but, croyait-on, il fallait se purifier et pour ce faire, il fallait marcher, jour après jour.
Pèlerinage et voyage sans signification
Pas besoin d’être grand clerc pour réaliser que les pèlerinages modernes valorisent moins le cheminement spirituel. La commercialisation de toutes les formes de voyage a envahi le champ du pèlerinage et en a fait une mode. Les formules varient, mais l’objectif consiste à faire du « déplacement » un produit de consommation. Nous vivons dans le royaume du voyage « organisé », défini, tout inclus. Christin en résume l’esprit : « Qu’on le veuille ou non, la pratique des routes toutes tracées est une improbable évasion. […] Quand l’imprévu fait irruption dans une prestation touristique, il prend souvent la figure de l’accident, aussitôt interprété comme une défaillance du service3. »
Dans cette dynamique capitaliste dominante, le véritable pèlerin ressemble à un rescapé d’une époque révolue. Le pèlerin résiste à l’appel du grand confort et du voyage défini à l’avance. Certes, le pèlerin d’aujourd’hui se retrouve mieux outillé contre les aléas des chemins (intempéries, risque d’agression, hébergement manquant ou inadéquat, etc.). Il sait à quoi s’attendre et les ressources pour minimiser les risques sont importantes. Par contre, en elle-même la longue marche exige le dépouillement.
Le pèlerin moderne se situe aux antipodes de ces touristes qui se déplacent dans un luxueux véhicule récréatif qui leur offre tous les conforts et leur donne l’impression qu’ils sont toujours dans leur univers connu. Le pèlerin abandonne son bien-être au quotidien et laisse ses commodités et son luxe derrière lui. Il se dépouille pour se placer en rupture avec la routine et se met en route vers l’inconnu.
Le pèlerin imagine la destination, le but de sa pérégrination, mais il ne la connaît pas vraiment. Il fait confiance à l’avenir, car il transporte l’espoir par son témoignage, non par son avoir. Il doit garder son baluchon léger s’il veut progresser d’une manière convenable. La sobriété est l’une des principales consignes à respecter. Pour vivre pleinement son pèlerinage, il importe surtout d’être disposé à apprendre de ce vécu, aussi temporaire soit-il.
Le pèlerin comme passeur
Se placer dans l’esprit du pèlerinage, c’est accepter de témoigner d’une autre forme de vie que le voyage comme produit de consommation de masse. Volontairement ou non, le pèlerin devient passeur de sens.
Premièrement, le pèlerin démontre sa confiance en ses propres capacités. Il se place en état de vigilance continue, en se répétant qu’il peut avancer sans se sentir lié à toutes les contraintes de la société de consommation. Il croit en l’avenir. Tout culmine vers une affirmation de soi avec la foi du pêcheur convaincu que la mer lui donnera la pêche dont il rêve. Son rythme de marche devient une sorte d’hymne à la force de la vie. Qu’il expérimente la richesse de la solitude ou celle des rencontres imprévues, il doit faire preuve d’endurance, de détermination et de conviction, car il ne doit jamais perdre de vue la visée qui anime tout son être, soit atteindre sa destination. Sa démarche correspond à un projet toujours en devenir. L’atteinte du point final couronne le sens d’un parcours et confirme que tous les efforts ont été faits pour le découvrir.
Deuxièmement, le pèlerin révèle que la liberté est au coeur de la vie. C’est le sens même de la démarche. Quand une personne décide de s’engager sur un chemin de découverte, elle prend vite conscience de la nécessité de s’orienter vers cette quête. Il ne s’agit pas de fuir la routine, de « changer d’air » ou de « faire la belle vie sous le soleil » comme le hurlent les promoteurs de rêves ailleurs; au contraire, il s’agit de se concentrer sur la tâche à accomplir, marcher, et de respecter les impératifs du moment présent – ce qui ressemble fort à la trame de notre vie faite de multiples impondérables malgré les meilleures planifications.
Troisièmement, le pèlerin doit faire preuve de solidarité. Alors qu’il est concentré sur ses efforts solitaires, la solidarité s’impose d’elle-même. Le partage des ressources tout au long d’un chemin va de soi. En cas de pépins, de maladie, de blessures, d’un manque de nourriture, d’eau ou d’un lit, la recherche de solutions conduit à l’échange. D’une certaine façon, le pèlerinage s’oppose au « tout fait sur mesure » et tend vers une simplicité volontaire qui fait appel à l’entraide. Ainsi, les exigences de la route créent des conditions propices aux rencontres enrichissantes voire aux nouvelles amitiés.
En somme, dans une longue marche concrète mais aussi symbolique, en mettant un pied devant l’autre, en faisant l’effort de vaincre les obstacles sur notre route, appuyés sur un simple bâton, nous nous retrouvons en situation de redécouverte de la beauté du monde et de découverte de soi.
En chemin, nous dépouiller du fardeau de nos faiblesses et des encombrements matériels ne signifie pas nécessairement vivre dans la dèche, ce qui est un choix personnel. Il s’agit plutôt, comme le mentionne Dominique Boisvert, de découvrir notre richesse intérieure, « comme Jésus l’a lui-même enseigné durant les quelques années où il a parcouru son pays, la Palestine ». « L’amour est sans limites. Il peut combler la vie, plus et mieux que toute autre richesse4 », commente-t-il aussi.
Ce peut paraître tout simplement un récit lyrique, mais la réalité du pas-à-pas ramène au concret tout autant qu’à la recherche de sens. En d’autres mots et paradoxalement, le dépouillement qu’exige le pèlerinage nous donne l’énergie pour aborder le parcours de notre vie avec la foi en l’avenir, la force de la solidarité et l’espérance que l’aboutissement de notre vie nous amènera à dire : je suis, je serai et j’aurai été heureux et libre.
1 Armand et Éliette Abécassis, Le livre des passeurs. De la Bible à Philip Roth,
trois mille ans de littérature juive. Paris, Robert Laffont, 2007, p. 27-28.
2 Ahmed Elouazzani, Le pèlerinage, ses secrets et ses symboles.
3 Rodolphe Christin, Manuel de l’anti-tourisme, Montréal, Écosociété, 2017, p. 48-49.
4 Dominique Boisvert, La pauvreté vous rendra libres!, Montréal, Novalis, 2016, 134-135.