| EXPRESSIONS |
| Par Stephen Grenier Stini |
Pour dialoguer il faut être au moins deux. Même si on peut converser avec soi-même – sachant depuis Rimbaud que « je est un autre ». En réalité, on le sait depuis la plus lointaine antiquité. Les anciens Égyptiens avaient leur « double »…
Un « double »? On s’en crée facilement si on le veut. Combien de gens, esseulés ou non, parlent à leur animal favori, voire à leurs salades!
Évidemment, le dialogue le plus fréquent se pratique d’une personne à une autre, de bouche à oreille comme le dit si justement l’expression. Il y a de plus le dialogue par l’écriture, qui exige un support – papier, écran, bois, pierre…
Dialogue visuel
L’écrit, de quelque façon que ce soit, est visuel et silencieux. La publicité a beau l’accompagner de mille bruits dans notre vie quotidienne, rien n’empêche qu’il puisse nourrir, si on le veut, notre vie intérieure, dans le silence de la lecture ou de l’écriture. Lire ou écrire des mots, c’est dialoguer, plus ou moins en différé selon le support choisi.
Mon propos ici est d’aborder le dialogue uniquement visuel engendré par l’art de la peinture. La peinture elle-même, dans ce cas, sert de relais matériel entre le peintre et le regardant. Autrement dit, conversation d’esprits et d’âmes.
La peinture est parfois appelée une écriture sans mot. C’est relativement vrai. Mais dans notre culture occidentale chrétienne où depuis des siècles on appelle Écritures le livre suprême, celui des dialogues entre Dieu et l’être humain, il était inévitable que plusieurs œuvres picturales, qui servaient à faire connaître ces Écritures au peuple, en vinssent à contenir des mots peints qui s’adressaient directement aux regards.
La Trinité, v. 1426, de Masaccio (1401-v. 1428)
Cette grande fresque, qui mesure 667 x 317 cm et qui se trouve dans la basilique Santa Maria Novella à Florence, a marqué avec éclat les débuts de la Renaissance italienne.
Dans une perspective architecturale de haute précision, elle représente, du haut vers le bas, Dieu le Père, l’Esprit-Saint, le Christ en croix, deux donateurs et, en-dessous, un tombeau ouvert où gît un squelette, celui d’Adam suppose-t-on. En toutes lettres écrites clairement juste au-dessus de lui, il s’adresse à quiconque le regarde : « J’ai été ce que vous êtes, vous serez ce que je suis. »
Dialogue percutant! Et combien paradoxal, puisque c’est un mort qui le commence. Chaque visiteur – des milliers tous les jours – le poursuit à son gré, en contemplant l’œuvre dans son ensemble.
Pieta d’Avignon, vers 1455-60
Il s’agit d’une peinture à la tempera (médium à l’oeuf) des débuts de la Renaissance française. On l’attribue à l’artiste Enguerrand Quarton (1410-1466), mais rien ne le prouve vraiment. Elle mesure 163 x 218 cm et fait partie de la collection permanente du Louvre depuis un peu plus d’un siècle.
Beaucoup d’œuvres d’art ont traité de ce thème de la Pieta, c’est-à-dire la Vierge tenant le Christ sur ses genoux après la descente de la Croix. La plus célèbre est peut-être la sculpture de Michel-Ange, au Vatican.
Mais le tableau que nous voyons ici, provenant d’une église située à Villeneuve-lès-Avignon dans le sud de la France, a ceci de particulier qu’elle interpelle directement tout visiteur qui la voit, en un message relativement long qu’il faut décrypter lentement car il est gravé dans le haut de la zone d’or du fond. « O VOS OMNES QUI TRANSITIS PER VIAM ATTENDITE ET VIDETE SI EST DOLOR SICUT DOLOR MEUS. »
C’est en latin, langue courante du culte à l’époque, et cela provient des Écritures, plus précisément des Lamentations de Jérémie, I, 12. C’était lu durant les offices des Vendredi et Samedi Saints.
Dans ce tableau, le peintre prête ces paroles à Marie, qu’il nomme « Étoile du matin » en plus de « Vierge Mère » :
« Ô VOUS TOUS QUI PASSEZ PAR CE CHEMIN, ARRÊTEZ-VOUS ET DEMANDEZ-VOUS S’IL EXISTE UNE DOULEUR COMPARABLE À MA DOULEUR! »
On ne peut pas se faire solliciter plus directement.
Quand de telles paroles sont inscrites dans un tableau, le dialogue est net et précis. Impossible de l’éluder ou d’essayer d’atténuer sa teneur.

Chacun sa lumière, peinture de Stephen Grenier Stini.
Chacun sa lumière, 2014
Mais quand il n’y a aucun mot d’inscrit dans un tableau, cela signifie-t-il qu’il ne recèle aucun message, qu’on ne peut le considérer comme matière à engendrer un dialogue? Qu’il ne peut pas nous « parler »? Évidemment, c’est le contraire : dans tout tableau d’art, quel que soit son label (figuratif, abstrait ou autre), le peintre rend visible l’expression de son esprit. À tel point que beaucoup de gens disent, en regardant un tableau : « Ça me parle. »
Ça peut s’avérer moins clair, cependant, sauf parfois par le titre du tableau. Ou bien, lorsque le peintre lui-même donne des explications sur sa pensée visuelle. On se trouve alors en meilleure condition pour entreprendre un dialogue méditatif avec l’œuvre-relais.
Chacun sa lumière : ce tableau, je l’ai peint moi-même, je peux donc révéler son message. Je veux signifier par ce titre que chaque être humain, qui qu’il soit, a sa propre lumière à entretenir, pour voir clair lui-même, et pour éclairer les autres. Dans les belles heures de notre vie aussi bien que dans les moments les plus sombres, on doit sans cesse se souvenir de cette vérité, s’en inspirer, même dans l’au-delà… Qui sait?
Notre « lumière »? De quoi s’agit-il? Voilà un dialogue bien entamé. En « écoutant » ce tableau, chacun peut l’interpréter comme il le veut, et trouver le sens de sa propre lumière.
Brève bibliographie pour en savoir davantage
- Paul Claudel, L’œil écoute, 1946, 1965, diverses rééditions.
- Michel Butor, Les mots dans la peinture, 1969.
- Siri Hustvedt, Les mystères du rectangle, 2006.