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Le retour du sacrifice : pratique religieuse de l’extrême communautaire, en temps de pandémie de la Covid-19

| RUPTURES ET FILIATIONS | SOCIÉTÉ |

| Par Bertrand Laverdure |


Ce texte fait partie de RUPTURES ET FILIATIONS, la démarche exploratoire entreprise par Aujourd’hui Credo en vue de retracer les migrations des symboles, des valeurs et des attitudes associés aux religions à travers les lignes de fracture du monde actuel.


 

« Faith is a dialog with doubt »
Jacob Wren, @EverysongIveEve
Twitter, 16 avril 2020

 

 

Le sacrifice n’est plus une valeur contemporaine. Ce symptôme du religieux dans notre monde drainé par le profit, l’apparence et le « lâcher prise » a perdu la place centrale qu’il avait dans les sociétés plus religieuses, plus archaïques.

Nous avons fondé le turbo-capitalisme autour de l’idée de la liberté, du choix, de l’abandon et du déplacement. Si une situation ne nous convient plus, on en sort, on change de partenaire, de produit, on abandonne notre désir ou on va ailleurs. Le sacrifice vient d’un monde disparu où il n’y avait pas de choix, ou chaque choix était l’ultime, teinté d’hérésie, de sainteté ou de damnation. Nous vivons maintenant dans une société où le sacrifice est vu telle une faute de goût ou un acharnement bizarre, pathétique, devant les possibles. Si on a le choix, pourquoi se sacrifier? On se sacrifie parce qu’il n’y a plus aucune option, qu’il s’agit de la dernière carte dans notre jeu social. Le sacrifice est ainsi perçu aujourd’hui comme une défaite, un échec d’adaptation, une erreur de calcul dans la poursuite illimitée de nos possibles. Le sacrifice nie le développement personnel, la croissance perpétuelle, la vie effrénée, le plaisir sans fin. Il est en contradiction flagrante avec les croyances populaires de notre époque.

 

Le sacrifice n’est pas glam, ni un argument de vente

Le sacrifice n’est pas glam, il n’est pas sexy, il n’est pas un argument de vente. On ne peut pas prôner le sacrifice et nos produits en même temps. Une pléthore de compagnies, voyant l’occasion de mousser leur image de marque, leur image « compassionnelle », ont rendu hommage aux travailleurs de la santé, médecins, infirmiers, préposés aux bénéficiaires et ambulanciers dans le cadre de la pandémie du Covid-19. Les publicités sont respectueuses, mettent de l’avant l’humanisme dans ses plus beaux vêtements bleus, jaune pâle et masques N95. Nous communions cent fois par jour, à divers degrés, nous exprimons notre reconnaissance – sous forme de vidéos, de statuts Facebook, de messages Twitter, de poèmes, de stories Instagram – à toutes ces femmes et tous ces hommes des réseaux de la santé qui vont au combat, se sacrifient pour la suite du monde. Nous participons tous à ce concert d’hommages sentis et mérités. Mais nous ne nous sacrifions pas en retour. Nous participons à la circulation de la « bonne image ». C’est notre éducation publicitaire qui s’exprime sous ces atours.

 

Le sacrifice ce n’est pas essayer de convaincre, c’est offrir son corps au groupe

Tout vrai sacrifice est un symptôme du religieux en nous, un cheminement christique qui ne prend pas le temps d’écrire un traité de théologie. Le sacrifice, ce n’est pas essayer de convaincre, c’est offrir son corps au groupe, à la communauté, pour sa survie, pour son salut. La religion, religare, ce qui nous lie et nous relie aux autres, fonde le communautaire, ce qui fait que la communauté est plus grande que l’individu, que la liberté des parties qui en constituent le tout.

Dans la société mondialisée du turbo-capitalisme, personne n’obéit, tout le monde est rebelle, puisque tout le monde doit faire ce qui lui plaît. Avoir cette impression d’être libre, de faire des choix en continu, de retourner aux magasins en ligne ou physiques le plus souvent possible pour se procurer d’autres vêtements, d’autres objets, c’est faire plus de choix, donc être plus libre selon cette logique consumériste néolibérale. En l’expliquant, on le perçoit mieux. Personne n’est tout à fait libre. Nous suivons tous des idéologies, nous avons tous forgé nos névroses sur des idées qui fondent notre communauté. L’idéologie néolibérale qui sert de carburant à notre communauté mondialisée est basée sur le principe que nous sommes libres de faire les choix qu’on veut, qu’il n’y a pas vraiment de communauté, qu’en étant vraiment soi, vraiment le plus vrai soi que notre soi peut être, on s’épanouit dans nos choix. Choix qui se déclinent toujours en des produits ou des expériences à acheter.

 

Le sacrifié n’a pas besoin de la hiérarchie religieuse pour dire « je »

L’historien et sociologue Gérard Bouchard, le 16 avril, à l’émission Plus on est de fous plus on lit, à Radio-Canada, s’étonnait de ne pas avoir vu dans les médias des religieux commenter la crise durant la pandémie. Par ailleurs, il remarquait l’incroyable et spontanée solidarité sociale, la réponse vive à l’appel des professionnels de la santé lorsqu’on leur a demandé de servir la communauté.

Mais c’est que le religieux n’est jamais disparu. Il est constitutif de tous les grands ensembles humains. On en parle dorénavant en utilisant des termes comme « solidarité » ou « réponse à l’appel ». Le religieux est plus profond que ce que nous tentons de gommer de ses apparences. La non-apparition d’agents des hiérarchies religieuses de toutes obédiences dans les médias ne peut être un critère nous permettant de juger que la religion est absente durant cette crise sanitaire.

Tous ces médecins en entrevue qui avouent qu’ils seront de « bons soldats », ces inhalothérapeutes, ces infirmières des CHSLD qui gardent le fort, coûte que coûte, acceptent de vivre dans un chaos morbide, s’exposent au virus toute la journée, font preuve d’esprit de sacrifice.

C’est étrange d’assister à ce retour de l’esprit de sacrifice à notre époque ancrée dans l’individualisme le plus affirmé et criant.

Celui qui s’offre en sacrifice abandonne sa famille, ses vêtements de citoyen, de consommateur, les rôles sociaux qu’il défend pour s’insérer dans la pièce sociale, ses biens et les possessions qui le définissent. Il s’est dépouillé de l’inessentiel en un seul geste de solidarité extrême. Il n’est plus qu’un corps glorieux qui s’oppose à la disparition du lien social, de la communauté.

Le sacrifice est un geste essentiellement religieux, peut-être le dernier dialogue des athées avec la foi, après avoir épuisé toutes les options raisonnables que nous offrait la discussion permanente de la foi avec le doute.

Se sacrifier, c’est accepter de mourir pour plus grand que soi, donner son corps à la communauté, au groupe, au religare.

 

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