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Le livre de Ruth face à la culture de l’annulation

| CHRONIQUE | LES CUEILLETTES DE JEAN|

| Par Jean Loignon |

 

La culture de l’annulation a fait couler beaucoup d’encre ces dernières années. Nous publions ici deux perspectives sur ce thème. Dans ce premier texte, Jean Loignon s’interroge sur les retombées possibles de la « cancel culture ». Poursuivant le dialogue, Éric Hébert-Daly aborde le sujet sous un autre angle.

Née des débats sociétaux anglo-saxons, la culture de l’annulation vise à la remise en cause et l’éviction publique des personnalités illustres ou des œuvres jugées problématiques au nom de critères actuels. Appliquée à un passé lointain, elle aboutit à des jugements souvent anachroniques, si la démarche ne s’accompagne pas de discernement et de rigueur historique. Le bannissement symbolique — par exemple le déboulonnage des statues de héros contestés ou la débaptisation de rues ou d’édifices — risque, s’il est appliqué de façon systématique, de plonger dans l’oubli une vérité historique dérangeante et de desservir finalement la mémoire de victimes qu’on prétendait défendre.

Les textes sacrés plurimillénaires comme la Bible peuvent être évidemment la cible de ce désir ambigu de « purification » : l’exemple retenu sera celui du livre de Ruth, confronté aux convictions d’un féminisme contemporain radical.

Si, après l’avoir relu, on appliquait cette grille critique à ce qui est présenté d’habitude comme une « belle histoire » biblique, inspirant artistes et poètes (dont V. Hugo[i]), on pourrait retenir :

  • L’histoire de femmes (Ruth et Orpa) dépendantes de leurs maris; leur veuvage les plonge dans une profonde précarité.
  • Une belle-mère (Noémie) d’abord soucieuse de s’en sortir seule en rentrant dans son pays d’origine; elle ne suggère à ses belles-filles qu’une perspective : retrouver la dépendance d’un mari.
  • Ruth s’accroche au choix de Noémie, mais au prix d’une renonciation à sa culture moabite d’origine : une aliénation volontaire ou obligée?
  • Booz est un homme mûr et riche (archétype du « mâle dominant ») qui établit une relation généreuse avec Ruth, mais de maître à servante. Les dangers auxquels est exposée Ruth de la part des ouvriers moissonneurs sont clairement d’ordre sexuel — le viol — et la protection matérielle accordée par Booz suggère une relation de prostitution.
  • La stratégie préconisée par Noémie pour séduire Booz renforce cette dimension : ne vend-elle pas sa belle-fille en échange de biens matériels?
  • La demande de rachat par Booz amplement développée ramène la femme à l’état de marchandise négociable dans une assemblée d’hommes.
  • Le dernier chapitre du livre marque l’invisibilisation de Ruth qui n’apparaît plus qu’à la toute fin en tant qu’épouse de Booz lui ayant donné un fils.
  • Mais Ruth est dépossédée de sa maternité et de la louange à Dieu au profit de Noémie, agente de l’ordre patriarcal.

Tels sont les éléments à charge d’un procès qu’un féminisme sommaire pourrait intenter facilement au livre de Ruth, s’il venait à négliger la complexité contextuelle des écrits de l’Ancien Testament. Alors un livre à bannir? Au contraire! Ce livre est riche d’un questionnement pertinent, car libérateur, susceptible de résonner encore aujourd’hui, précisément auprès des femmes d’ici et d’ailleurs; entre autres :

  • Le statut de la femme dans l’ordre patriarcal (père/mari/fils) de l’Orient ancien toujours actuel dans bien des pays. Et l’Afghanistan des talibans n’en a pas l’exclusivité…
  • Le statut de l’immigré-e et ses choix dans l’intégration ou l’assimilation dans son pays d’accueil.
  • Le prix à payer par les femmes pour leur survie et, en Occident, pour obtenir des « papiers ».
  • L’ambiguïté pas toujours solidaire dans les liens intergénérationnels des femmes.

Et si le livre de Ruth avait été écrit par une auteure?

 

Pour aller plus loin :
Article de Marie Holdsworth dans Lire Ruth autrement — Servir Ensemble

[i]https://www.bonjourpoesie.fr/lesgrandsclassiques/poemes/victor_hugo/booz_endormi

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