| RUPTURES ET FILIATIONS | LITTÉRATURE |
| Par Bertrand Laverdure |
Ce texte fait partie de RUPTURES ET FILIATIONS, la démarche exploratoire entreprise par Aujourd’hui Credo en vue de retracer les migrations des symboles, des valeurs et des attitudes associés aux religions à travers les lignes de fracture du monde actuel.

Scène du film Corpus Christi, diffusé aussi sous le titre La communion. Photo : Bodega Films.
En compétition pour l’Oscar du meilleur film étranger en 2020, Corpus christi de Jan Komasa, un réalisateur polonais, brille tout autant par le magnétisme de son acteur principal, Bartosz Bielenia, que par le scénario implacable, inspiré d’un fait vécu, de Mateusz Pacewicz.
Le spectateur suit la cavale rocambolesque d’un jeune criminel qui échappe quelque temps à sa vie de détenu, pour emprunter les hardes d’un prêtre et accomplir les offices, tâches et messes prévus à l’horaire du vicaire d’un petit village – un pauvre homme fourbu et blasé préférant l’alcool à ses soucis.
Dès la première scène, on entrevoit le personnage principal, ce Daniel, interprété avec brio et force par Bartosz Bielenia, qui est complice d’une voie de fait en plein atelier de menuiserie. Le professeur doit s’absenter quelques instants, ce qui permet aux jeunes détenus d’orchestrer le ballet qui condamnera à l’humiliation physique un des leurs. Ce qui nous frappe d’emblée dans la première apparition de Daniel, ce sont ses yeux hallucinés, montrant le mal en œuvre, sorte de globes exorbités qui laissent transpirer une conviction féroce, la non-humanité en action, pupilles félines et regard froid.
Nous sommes avertis en ouverture : ce jeune homme a commis un délit grave, il est marqué par le signe du mal. Il possède en lui cette capacité rare qui consiste à savoir passer à l’acte si les circonstances lui indiquent de le faire.
On entre ainsi dans un univers qui peut faire penser au Querelle de Fassbinder. Entre eux, les détenus règlent leurs comptes, procèdent à des rituels punitifs en faisant fi des pouvoirs en place.
Comment devenir un prêtre intuitif
Daniel est aussi servant de messe pour le père Thomas, aumônier des détenus. Ce prêtre semble juste et responsable. Il prononce des mots lors d’une homélie qui résonneront à l’oreille du spectateur attentif, il dit à ces jeunes criminels : « Chacun de nous est un prêtre du Christ. »
Se retrouvant sans doute dans cette parole, Daniel demande avec ferveur au père Thomas s’il lui serait possible d’aller au séminaire pour devenir prêtre. L’ecclésiastique lui rappelle qu’en tant que criminel, il ne lui est pas autorisé de prétendre au sacerdoce.
On l’envoie ensuite, comme plusieurs de ses codétenus, entreprendre un stage à une scierie située à la campagne, dans un petit village. Daniel profite dès lors d’une liberté conditionnelle pour s’y rendre. Mais, dans un geste narquois, il subtilise la chemise et le col romain du père Thomas. En ville, il fête sans limites, abuse des drogues et de l’alcool, et outrepasse toutes ses promesses de sobriété faites à ses superviseurs dans le cadre de son programme de bonne conduite.
Arrivé au village, plutôt que de se rendre à la scierie, il bifurque vers l’église dont il entend les cloches sonner la messe. Il rencontre une jeune femme qui prie. Lorsqu’il l’aborde, celle-ci lui demande son occupation. Daniel hésite, puis dans un moment d’improvisation salutaire, lui dit qu’il est prêtre. La villageoise veut en avoir une preuve. C’est là qu’il sort la chemise du père Thomas et son col romain. À partir de ce moment débute le récit d’un mensonge qui formera le cœur du film.
L’habit du Christ, le bon larron et la vérité
Dès que Daniel revêt les habits du père Thomas, nous tombons dans un autre univers. Non pas du type « prêtre en cavale » à la We’re no Angel (1989) avec De Niro et Sean Penn, ni tout à fait dans Le journal d’un curé de campagne (1951), l’adaptation de Bernanos par Bresson. Mais plutôt dans une espèce d’entre-deux, où le protagoniste, soudainement investi des tâches de la prêtrise, devient un bon larron, arrive à canaliser ce qu’il faut de bonnes intentions, d’écoute et d’empathie pour se forger une identité de curé plausible.
Une tragédie pèse sur le village. Un résident complètement ivre a provoqué un accident entraînant la mort de six jeunes de l’endroit. Un babillard, où sont épinglées les photos des victimes est serti de fleurs, de mots d’amour, et a été installé en vue sur le bord de la route, en plein cœur de la bourgade. Les villageois vont s’y recueillir. Daniel saisit l’ampleur du drame, la déchirure qu’il a pu générer dans le fragile tissu social de l’endroit. Nous assistons alors aux élans sincères tout autant qu’aux méthodes peu orthodoxes qu’emploie Daniel le prêtre, allant jusqu’aux séances de cri primal pratiquées devant le babillard avec les habitants endeuillés (thérapie-choc inspirée par celle qu’on lui proposait au centre de détention), pour venir à bout de ce deuil difficile.
La communauté en vient à l’adopter. Il entreprend tout ce qu’il faut pour gagner le cœur des jeunes tout autant que des plus vieux. Ses sermons sont inspirés, tirés directement de ses expériences personnelles, improvisés avec une candeur troublante et une réelle volonté de transmettre un message de paix et de pardon.
Son ardeur, sa capacité à s’adapter aux situations que lui impose l’exercice du sacerdoce font de Daniel une espèce de figure christique convaincante. Daniel en vient même à s’insurger quand il est confronté au maire du village qui possède les scieries où il fait travailler à peu de frais des prisonniers du centre de détention, qui est donc (et une scène dans la voiture du maire insiste sur ce ressort symbolique) l’image du pouvoir absolu de l’argent contre celui de la vérité.
Christ Rock Star et catholicisme en Pologne actuelle
Son passé rattrape Daniel à plus d’un égard, assez rapidement, en l’espace de moins d’une semaine. Ses mauvais compagnons viendront lui rappeler qu’il est tenu de leur rendre des comptes, d’honorer ses dettes d’honneur. On indique au père Thomas où récupérer ses habits et son col romain.
La perspective du retour au centre de détention est brutale. Daniel n’a plus aucun autre choix que de réveiller la bête en lui.
Mais au dernier instant, là où il aurait dû célébrer sa dernière messe, bousculé par le père Thomas qui vient le remplacer in extremis, Daniel se dénude, montre son torse : dans son dos est tatoué un retable de la vierge et sur son sein gauche, un oiseau libre, sorte d’esprit saint. Il dresse ses bras en croix, quelques instants, devant le parterre des fidèles du village, surpris, hébétés, mais tout autant émerveillés, conquis par ce faux prêtre qui les a pris sous son aile non légitime durant sept jours, pour leur offrir une espèce de Christ halluciné ou un Christ Rock Star.
Nous voyons ainsi ce jeune homme de vingt ans passer du criminel converti au Christ sauveur tout amour, puis retourner au crime, dans une lutte avec le malin qui peut, sous cet aspect, ressembler un peu à celle qu’entreprend le curé dans Sous le soleil de Satan (1987), l’adaptation de Bernanos par Pialat.
Ce qui m’a frappé de prime abord, hormis ce scénario réussi, c’est de voir une Pologne contemporaine qui pratique un catholicisme traditionaliste ressemblant beaucoup, dans ses attributs et ses rituels (comme celui de bénir une usine), à celui qui avait cours ici, au Québec, dans les années 30. Ce que l’on retient, en plus du visage hypnotisant de l’acteur principal, à la Christopher Walken, c’est l’idée selon laquelle devenir un prêtre aujourd’hui, en Pologne, pour un jeune criminel de 20 ans, reste une idée séduisante.
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Corpus christi s’inscrit dans un courant fort du cinéma, soit celui des récits de rédemption de criminels ou de délinquants embrassant une destinée christique, qui va de On the waterfront (1954) The mission (1986), Bad Lieutenant (1992) jusqu’à Shawshank Redemption (1992).
Le religieux est souvent vu au cinéma comme une école de réinsertion sociale, là où les déviants et les délinquants les plus endurcis peuvent espérer trouver la dernière oreille attentive ou transférer le combat contre leurs propres démons dans un contexte socialement acceptable.
Quels parcours de rédemption seraient plausibles ou attirants dans un Québec fortement laïcisé?