| RUPTURES ET FILIATIONS | HISTOIRE-GÉOGRAPHIE |
| Par Jean Loignon |
Ce texte fait partie de RUPTURES ET FILIATIONS, la démarche exploratoire entreprise par Aujourd’hui Credo en vue de retracer les migrations des symboles, des valeurs et des attitudes associés aux religions à travers les lignes de fracture du monde actuel.
Circuit de fêtes païennes, religieuses et laïques est une série de textes historiquement documentés sur le parcours parfois étonnant des rites et des symboles associés à des fêtes datant souvent d’avant le christianisme et que nous célébrons encore aujourd’hui tantôt en France, tantôt au Québec et aussi dans d’autres régions du monde.
Il y a cent ans, le 10 novembre 1920, un jeune soldat de 21 ans, orphelin de guerre et engagé en 1918 au 132e régiment, choisit dans une casemate de la forteresse de Verdun un cercueil parmi huit autres issus de tous les secteurs du front. Tous sont non-identifiables, seule leur appartenance à l’armée française est certaine. Le soldat Auguste Thin dira avoir additionné les chiffres de son régiment pour désigner le 6e cercueil. Celui-ci sera transféré solennellement à l’Arc de Triomphe le lendemain, premier 11 Novembre, jour désormais férié de l’Armistice, entré en vigueur deux ans auparavant, jour pour jour, à 11 h du matin. Dix minutes auparavant mourrait Auguste Trébuchon, le dernier soldat tué au combat : 1 350 000 soldats français avaient connu le même sort.
Le soldat inconnu sera inhumé en janvier 1921 sous l’Arc de Triomphe, et depuis 1923, une flamme éternelle brûle sur sa tombe. Notons que le 26 août 1970, s’y déroula la première manifestation publique du Mouvement de libération des femmes, rendant hommage à « plus inconnue que le soldat inconnu, sa femme… »
Avant même la fin du plus terrible des conflits qu’elle ait connu, la France s’était imposé le devoir d’honorer le sacrifice de ses combattants, y compris de son empire colonial, et d’en perpétuer la mémoire. Elle le fit d’une façon spécifique, conforme à ses principes républicains et laïques.
Ne se contentant pas d’un unique lieu parisien d’hommage, si prestigieux soit-il, les quelque 36 000 communes de France se dotèrent d’un monument aux morts, toujours placé au cœur de la localité. Y figuraient, patiemment collectés, les noms de tous les habitants du lieu, « morts pour la France » ou « la Patrie » selon la formule. Si la statuaire abondait en soldats représentés dans une posture martiale – les fameux « poilus » – certains monuments montraient des veuves ou des mères éplorées, évoquant les mater dolorosa de l’iconographie catholique.
Chaque 11 novembre, devant la foule rassemblée avec présence obligatoire des enfants des écoles, était lu chacun des noms du monument, ponctué par la mention « mort pour la France », avec dépôt de gerbes, sonnerie de trompette « Aux morts » et discours des autorités civiles.
La Seconde Guerre mondiale, dont l’armistice du 8 Mai 1945 ne fut que tardivement férié en 1982, ne modifia pas les rituels du 11 novembre, qui devient peu à peu le lieu d’hommage aux victimes de tous les conflits militaires français.
Car nous sommes bien devant un rituel religieux au sens étymologique du mot : « ce qui relie ».
Le 11 Novembre est national et concerne tout le territoire, à l’image de la mobilisation de 8 millions de ses habitants.
Il est républicain, car il n’établit aucune distinction sociale entre les victimes recensées et ce sont les autorités municipales élues qui ont la responsabilité des cérémonies.
Il est laïque, ne tenant pas compte des croyances des uns et des autres et les acceptant toutes, dans une inclusivité pionnière contrastant avec les déchirements d’avant 14-18 lors de l’Affaire Dreyfus ou de la Loi de séparation des Églises et de l’État. Bien des différences s’étaient abolies dans l’horreur des tranchées !
Le modèle français inspira nombre de pays belligérants, à commencer par le Royaume-Uni qui inhuma également il y a 100 ans un soldat britannique inconnu dans l’abbaye de Westminster. Le Canada imita tardivement ce geste en 2000, au moment où s’éteignait la mémoire vive des combattants de Vimy ou de Passchendaele. La démarche mémorielle y reprend plutôt le rituel britannique, avec la coutume étonnamment[1] persistante du port du coquelicot à la boutonnière au mois de novembre, selon les mots du poème de John McCrae In Flanders fields, traduit en français sous le titre Au champ d’honneur. Mais la dure épreuve de la guerre – 66 000 tués – révéla aussi les fractures d’un État encore jeune et miné par l’antagonisme franco-anglais. L’ampleur de la crise de la conscription en 1917-1918 au Québec ne permet pas d’évoquer une unité nationale, à l’image de celle que connut de façon éphémère mais réelle la France républicaine.
- Le bleuet, fleur emblème du Souvenir français, est tombé totalement en désuétude.