| RUPTURES ET FILIATIONS | CINÉMA |
| Par Bertrand Laverdure |
Ce texte fait partie de RUPTURES ET FILIATIONS, la démarche exploratoire entreprise par Aujourd’hui Credo en vue de retracer les migrations des symboles, des valeurs et des attitudes associés aux religions à travers les lignes de fracture du monde actuel.
En quoi la vie est-elle un cheminement vers une espèce de salvation? Comment en arrive-t-on à pardonner à ceux qui nous ont humilié, à revisiter nos frasques de jeunesse, les confrontations ardues que nous avons eues avec certaines personnes? Le dernier film du cinéaste Pablo Almodóvar tente de répondre à ces questions. Se plonge, littéralement (le film débute par une scène où le personnage principal est immergé tel un fœtus dans l’eau d’une grande piscine), dans les souvenirs d’un cinéaste, alter ego d’Almodóvar, âgé, qui en est à l’heure des bilans.
Le célèbre réalisateur espagnol, véritable figure de proue du cinéma indépendant international, défenseur des droits des LGBTQ depuis des lustres, avant que cette préoccupation devienne une espèce de mantra moral sur les réseaux sociaux, homme ayant toujours braqué son objectif sur la vie des marginaux de tous acabits, nous présente ici son dernier film, Douleur et gloire, en compétition officielle à Cannes en 2019, composé tel un testament émotif, une longue lettre adressée à sa mère et à son passé.
Rien dans le cinéma d’Almodóvar n’est laissé au hasard, tout porte le sens, le fait circuler. Dialogues et couleurs, montage et direction artistique, sont toujours soigneusement agencés chez ce réalisateur toujours inspirant, jamais banal, et dans ce dernier opus, le maître réussit encore ce pari. Il s’agit d’un de ses excellents films.
LA SALVATION
Ce scénario traite entre autres de salvation, il n’est d’ailleurs pas anodin que le nom du personnage principal soit Salvador. Une amie de sa mère lui fait remarquer, dans un flash-back présentant des moments de son enfance, que ce nom est celui de notre sauveur. Cet alter ego d’Almodóvar peut être vu un peu comme la figure du Christ, à tout le moins, elle lui emprunte plusieurs traits.
Dans une longue séquence animée au début du film, où l’on voit en détail et sous la coupe d’une imagerie scientifique et kaléidoscopique les maux infligés à son corps, véritable chorégraphie baroque entremêlant anecdotes et propos techniques sur ses maladies, Salvador dit en voix hors champ : « La seule relation possible avec notre organisme est le sacrifice. »
Poussé dans son jeune âge par sa famille, qui comprend qu’il s’agit d’un enfant doué, à rejoindre le séminaire pour devenir prêtre, Salvador rechigne, refuse de se plier à cette logique religieuse, mais il n’a d’autres choix que d’y céder puisqu’il comprend qu’il est pris dans sa condition d’enfant pauvre. Le séminaire est le seul endroit qui lui permettra d’acquérir une éducation. Dans La mauvaise éducation, une de ses précédentes œuvres, Almodóvar s’était d’ailleurs attardé sur cette période de sa vie. Dans son dernier film, on ne retourne au séminaire que pour y comprendre que le fabuleux talent du petit Salvador pour le chant, car il deviendra soliste du chœur de son école, lui vaudra d’être dispensé de la plupart des matières importantes, telles la science, l’anatomie et la géographie.
LE CINÉMA ET LA SALVATION
Le narrateur du film nous explique que le cinéma, que le succès rencontré dans sa carrière de cinéaste, aura contribué à compléter son éducation géographique, puisqu’il a voyagé partout dans le monde pour accompagner ses œuvres ainsi que son éducation anatomique, puisqu’en s’empêtrant dans les maux de son corps celui-ci lui a enseigné les muscles, toutes les vertèbres de sa colonne vertébrale et les sons avec ses acouphènes.
LE CORPS DE GLOIRE
Almodóvar aborde les douleurs corporelles et la fragilité du corps dans Douleur et gloire. Il explore en quoi celles-ci définissent notre rapport à notre matérialité souffrante. Le cinéaste exprime à la fois son dilemme religieux et cette question de la salvation lorsqu’il dit en voix hors champ : « Les nuits où je suis assailli par plusieurs types de douleurs, c’est là que je crois en Dieu et que je prie. Les soirs où je ne souffre qu’une seule douleur, je suis athée. »
Le film, conçu telle une longue spirale qui pénètre dans l’âme du personnage principal en circulant constamment du passé à son présent, balance sans cesse entre la jouissance et le questionnement.
L’intrigue qui lie tous les fils de la narration se tisse autour de la relation conflictuelle que le cinéaste a entretenue avec l’acteur de son film Sabor (saveur), tourné il y a plus de trente-deux ans. Maintenant que la cinémathèque de Madrid considère ce film comme un chef-d’œuvre, Salvador se voit offrir de venir le présenter devant le public et décide de se réconcilier avec son acteur turbulent pour l’inviter à l’accompagner.
Ce n’est pas anodin que le titre de ce film soit Sabor, soit la « saveur », un peu comme si, devenu vieux, l’on retournait dans les souvenirs de notre jeunesse pour capter la vraie et l’ultime saveur de la vie.
L’ADDICTION À L’ART, AU CORPS, À LA RELIGION
À cet égard, tentant un rapprochement avec cet acteur qui a bousillé son film Sabor, on voit le cinéaste dans de bonnes dispositions, prêt à lui pardonner. Mais la suite du film nous montrera que les rapports humains sont en quelque sorte prédéterminés et rapidement leur relation retombera dans ces zones de turbulence de leur lien intrinsèque.
Le cinéaste tombera d’ailleurs dans l’addiction de son acteur en se lançant lui aussi dans l’inhalation d’héroïne, ce qu’il appelle « chevaucher le dragon ».
Almodóvar nous rappelle, sous plusieurs aspects, dans son œuvre, que nous ne sommes faits que d’addictions. Salvador, obsédé par le cinéma et les acteurs dès sa tendre jeunesse a trouvé la saveur de sa vie par l’intermédiaire de cette dépendance. Ce sera d’ailleurs le titre du texte que le personnage d’Almodóvar écrira sur sa vie comme junky du cinéma.
Sa mère, pieuse, qu’il va visiter à l’hôpital, et qui en est à ses derniers moments, aura vécu sous l’hospice de l’addiction à la religion catholique et à sa mythologie.
Almodóvar, à travers cette œuvre, pose plusieurs questions sur la salvation et la saveur de la vie. Peut-on en sommes se sauver de l’addiction, pour faire face à la vraie saveur de la vie ou sommes-nous condamnés à repasser dans les ornières de l’addiction pour vivre une salvation partielle ou contextuelle?
Les grands cinéastes posent des questions existentielles et mystiques. L’auteur de Volver a écrit un film qui baigne dans ces questionnements.
Né en 1967, poète et romancier, Bertrand Laverdure a publié en poésie, notamment Rires au Noroît (2004), 7 et demie au Quartanier (2007), Rapport de stage en milieu humain chez Triptyque (2014) et Cascadeuse (La Courte Échelle) en 2013 ; et les romans La chambre Neptune (2016), Bureau universel des copyrights (2011) à La Peuplade et Lectodôme (2008) au Quartanier tous traduits chez Book*hug à Toronto. Il a obtenu le prix Joseph S. Stauffer, décerné par le Conseil des arts du Canada en 1999. Il a reçu le prix Rina-Lasnier en 2003 pour Les forêts (Noroît, 2000). Ce même recueil fut aussi retenu comme finaliste au prix Émile-Nelligan 2000. Son livre de poésie Audioguide (Noroît, 2002), fut de même en nomination pour le Grand Prix du Festival international de poésie de Trois-Rivières 2003. Il a été également chroniqueur littéraire à la télé MAtv et à la radio CIBL. Il fut le Poète de la Cité à Montréal 2015-2017. Son dernier livre de poésie publié (avril 2019) est Lettres en forêt urbaine, Le projet xanadu, chez Mémoire d’encrier.