| CHRONIQUE | LES CUEILLETTES DE JEAN|
| Par Éric Hébert Daly |
La culture de l’annulation, une menace pour la rigueur historique, ou un croque-mitaine déployé pour mobiliser une base politique? Éric Hébert-Daly examine ici le contexte historique de ce phénomène.
Dans son article « Le livre de Ruth face à la culture de l’annulation », Jean Loignon nous offre une réflexion sur ce qu’on dénomme la cancel culture, une appellation qu’on pourra traduire par culture du bannissement ou culture de l’annulation et dont les origines proviennent de la mouvance conservatrice américaine.
Premièrement, je ne suis pas convaincu qu’il y ait un mouvement visant à bannir ou à éliminer certains livres bibliques (ou la Bible entière). Une recherche dans Google révèle très peu de discours à ce sujet. On y trouve plutôt une campagne de la droite américaine cherchant à faire un croque-mitaine de ce soi-disant mouvement, pour dépeindre les perspectives de gauche comme étant extrêmes. En 2021, l’animateur de Fox News Bill Hemmer a annoncé, sans aucune preuve à l’appui, que des gens chercheront à bannir certains personnages bibliques. Or, comme c’est souvent le cas chez Fox News, ses propos ne visaient qu’à mobiliser une certaine base politique en créant une crainte sans fondement.
Heureusement, je connais bien Jean et je sais qu’il ne tente pas de semer la division. Son article nous rappelle l’importance d’approfondir, en tant que chrétiens et chrétiennes, nos connaissances bibliques, d’autant plus qu’il y a plusieurs histoires bibliques qui peuvent être difficiles à bien saisir sans une connaissance du contexte historique.
Chose certaine, nous ne pouvons appliquer les valeurs d’aujourd’hui aux écrits d’il y a des millénaires. De la même manière que nous ne devons pas extraire des versets bibliques de leurs contextes, la période de l’histoire doit faire partie de notre compréhension. Il suffit d’examiner les interprétations contemporaines du livre de l’Apocalypse présentées hors contexte pour comprendre à quel point nous pouvons perdre le nord!
On peut par ailleurs faire remonter l’idée que véhicule la culture du bannissement au début du capitalisme, puisque c’est dans cet esprit que les gens qui ne sont pas d’accord avec les opinions d’un épicier auront tendance à aller chercher leurs légumes ailleurs (s’ils en ont la possibilité!). Et bien avant que nous parlions de bannissement ou d’annulation (l’expression cancel culture est devenue à la mode en 2014), c’est surtout les groupes conservateurs qui prônaient la tenue de campagnes de boycottage contre les entreprises et les émissions de télé qui abordent ouvertement des questions d’avant-garde. Nous n’avons qu’à penser à l’animatrice Ellen DeGeneres : quand elle a dévoilé son orientation sexuelle, les commanditaires de son émission ont fait l’objet d’une campagne de boycottage menée par des groupes conservateurs. On peut également citer en exemple le groupe musical Dixie Chicks, qui après avoir critiqué la guerre en Irak en mars 2003 est devenu la cible d’une campagne visant à faire retirer ses chansons de la programmation musicale des stations de radio.
Est-ce que la tendance des divers groupes de la société américaine à se retrancher dans des camps ennemis pourrait se répandre au Canada, en Europe et en Afrique? Oui, malheureusement, et une telle polarisation qui crée un fossé infranchissable entre nous et les autres ne fera que des perdants. En même temps, il faut assumer la responsabilité de nos paroles et de nos actes, et ne jamais dire quelque chose que nous ne sommes pas prêts à défendre face aux gens qui ne sont pas en accord avec nous. Comme j’ai dû le faire moi-même à quelques reprises, nous pouvons à l’occasion souhaiter prendre nos distances de propos que nous avons tenus dans le passé, dans la mesure où nous évoluons… tout comme la société l’a fait au cours des 3000 dernières années (et bien avant!).
Tout bien considéré, je crois que Jean et moi sommes d’accord sur l’essentiel : il est facile de porter un jugement sur l’histoire lorsqu’elle est prise hors de son contexte. Il ne faut surtout pas l’effacer, mais il ne faut pas la glorifier non plus. Je pense que la plupart d’entre nous au sein de l’Église Unie sont soucieux de ce danger dans notre lecture de l’Écriture sainte. Sur le plan personnel, j’estime que de mieux connaître le contexte culturel des récits bibliques constitue une excellente façon de me sortir de mon propre contexte pour voir le monde d’un autre œil. Un tel dépaysement m’aide à décoloniser ma manière de penser et à voir plus grand. Y’a-t-il une meilleure façon de vivre sa foi?