Le pasteur Samuel Vauvert Dansokho met en lumière les conséquences durables et dévastatrices du colonialisme en Afrique.
En ce mois de février, je vous invite à prêter une attention toute particulière à cette affirmation : l’Afrique n’est pas un pays.
En tant que Sénégalais qui vit au Québec, je suis stupéfié de voir combien de gens mentionnent l’Afrique comme ils le font en parlant de la Chine, de la France, de l’Espagne, du Canada ou de l’Irlande. J’ai le goût de crier : « L’Afrique ce n’est pas un pays! » Encore pire, il y a des personnes qui m’accostent en présumant que je dois connaître un ami à eux qui réside en Afrique du Sud ou au Nigéria. Et puis on m’a même posé des questions du genre : « Comment se portent les animaux? On a tellement hâte d’avoir assez d’argent pour se payer un autre safari. Les Africains sont tellement sympathiques avec leurs vêtements colorés et leurs danses! » Évidemment, ces personnes faisaient allusion à un voyage organisé de deux semaines acheté ici, leur donnant accès à un hôtel trois ou quatre étoiles, un autocar climatisé, des repas inclus et des spectacles folkloriques en soirée, en plus d’excursions guidées dans des parcs animaliers. Dans les faits, une maigre fraction du coût de tels voyages se retrouve effectivement dans les poches des hôtes de ces voyageurs, qui durant leur séjour ne seront jamais confrontés aux dures réalités qu’ils contribuent pourtant à perpétuer. Soupir…
Après tout, l’Afrique est un immense continent. Elle pourrait facilement contenir la Chine, les États-Unis, l’Inde, l’Argentine et la Nouvelle-Zélande à l’intérieur de ses frontières, et il resterait encore de la place! Vaste en superficie, elle est aussi culturellement très diversifiée. Malgré sa grandeur, l’Afrique a toutefois grandement souffert aux mains du colonialisme et du christianisme.
En considérant attentivement la carte de mon pays de naissance (le Sénégal), vous observerez une fine tranche enclavée en son milieu (en fait, dans le sud du pays). Il s’agit de la Gambie (célèbre en raison de Kunta Kinté, personnage du roman semi-autobiographique d’Alex Haley Racines). Cette carte vaut mille mots au sujet du mal et de l’absurdité générés par le colonialisme et l’impérialisme. Dans les années 1885-1886, lors de la Conférence de Berlin, les pays d’Europe occidentale se sont rassemblés autour d’une table et se sont partagé le gâteau africain. L’Angleterre, ne voulant pas que la France conserve un trop grand segment du territoire côtier, a donc mis son doigt au beau milieu du Sénégal, sans aucune considération du fait que, de chaque côté, vivaient les mêmes familles sur les mêmes terres patrimoniales. Pour sa part, le Portugal s’est approprié le Cap-Vert (un archipel au large des côtes du Sénégal) et la Guinée-Bissau (dans le sud). Lorsque les gens du pays surnomment la Gambie le suppositoire, ils utilisent l’humour comme geste de résistance à l’oppression au lieu de recourir à la lutte armée, et ils affirment sans ambiguïté qu’ils ne sont pas dupes de ce qui leur a été imposé. L’on ne peut qu’espérer que les dirigeants politiques actuels reconstruisent l’Afrique en démêlant l’enchevêtrement d’une géographie éclatée et en réparant les dévastations issues du colonialisme, puis amplifiées par le zèle de leurs propres pratiques néocolonialistes. Le premier janvier 2021, la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECA) est entrée en vigueur. Sera-t-elle un volet de la solution pour réparer les brisures que le colonialisme a introduites en Afrique? Ou bien servira-t-elle plutôt à promouvoir les intérêts du capitalisme mondial?
Certains peuvent se demander si de bons chrétiens – hormis les militants radicaux influencés par les théologies de libération – doivent accorder tant d’importance aux enjeux terrestres et économiques? À cela, ma réponse est : « Oui, sans réserve, car ceci concerne chaque véritable disciple de Jésus le Christ! »
L’image du missionnaire tenant la Bible d’une main et le drapeau colonial de l’autre n’est pas qu’une vue de l’esprit. Je ressens encore toute l’ampleur de mon étonnement douloureux alors qu’une collègue me faisait visiter son église, une personne pourtant bien intentionnée, et qu’avec fierté elle a attiré mon attention sur un dessin où on pouvait lire l’inscription : To God and Empire (Pour Dieu et l’Empire). Mon cœur se serre encore aujourd’hui en y repensant.
En toute vérité, l’implication des princes de l’Église dans l’entreprise impérialiste d’exploitation coloniale est attestée par de nombreuses sources, qui en font généralement l’éloge. Ce sont les mêmes autorités théologiques qui ont décrété [traduction] « qu’il faut tuer l’Indien sauvage pour sauver son âme » et créé la puissante doctrine de l’ébène noire, qui établissait que nous, les Africains et les Africaines, n’avions pas d’âme. Selon ce raisonnement nous pouvions être tout simplement considérés comme de l’ébène vivante, d’une condition à peine supérieure à celle de l’animal. Cette doctrine a permis de justifier le sulfureux Code noir, une ordonnance royale décrétée en 1685, autorisant les navires de Sa Majesté Louis XIV à remplir leurs cales à ras bord de cette nouvelle marchandise renouvelable qu’on ne pouvait obtenir qu’en Afrique. Que la chose plaise ou non, l’Église était partie prenante à cette horrible exploitation de millions d’enfants de Dieu dans le trafic d’esclaves sur les océans Atlantique et Indien.
En fait, l’appellation Siècle des Lumières devient un oxymore à mes yeux (de même que pour l’historien Cheikh Anta Diop), puisque cette époque était aussi celle des plus ténébreuses théories pseudo-scientifiques au sujet de mes ancêtres.
Pour moi, en tant qu’enfant du Sénégal, la Maison des Esclaves de l’île de Gorée, avec sa porte du voyage sans retour, est à jamais associée à un dilemme cruel : comment est-ce possible qu’au nom de Dieu ce même lieu soit utilisé pour exprimer un service d’amour par les leaders de l’Église?
En vérité, bien d’autres leçons et récits à propos du Maafa (l’Holocauste africain) demeurent toujours à être racontés et appris, au moment même où nombre d’Africains et d’Africaines continuent de périr dans la mer Méditerranée et l’océan Atlantique.
– Originaire de Saint-Louis (Sénégal), Samuel Vauvert Dansokho a été ordonné pasteur par l’Église protestante du Sénégal en 1982. Il a obtenu son doctorat au Chicago Theological Seminary et a enseigné au Hood Theological Seminary pendant dix ans avant de traverser le fleuve Saint-Laurent en 2012 pour occuper le ministère de la paroisse Saint-Pierre et Pinguet. Il sert actuellement l’Église Unie Plymouth-Trinity à Sherbrooke. Samuel est membre élu du Conseil de la Table des ministères en français, du Conseil régional Nakonha:ka et de l’exécutif du Conseil général.