| RUPTURES ET FILIATIONS | HISTOIRE-GÉOGRAPHIE |
| Par Jean Loignon |
Ce texte fait partie de RUPTURES ET FILIATIONS, la démarche exploratoire entreprise par Aujourd’hui Credo en vue de retracer les migrations des symboles, des valeurs et des attitudes associés aux religions à travers les lignes de fracture du monde actuel.
Circuit de fêtes païennes, religieuses et laïques est une série de textes historiquement documentés sur le parcours parfois étonnant des rites et des symboles associés à des fêtes datant souvent d’avant le christianisme et que nous célébrons encore aujourd’hui tantôt en France, tantôt au Québec et aussi dans d’autres régions du monde.
Quand, en 711, le général musulman Tarik ibn Zyad franchit depuis le Maroc le détroit qui porte son nom (Jebel al Tarik – Gibraltar), la péninsule ibérique bascula durablement dans l’orbite du monde arabo-musulman. Durant sept siècles, le califat de Cordoue rayonna d’un niveau de civilisation remarquable, laquelle intégrait de fortes minorités juive et chrétienne.
Le christianisme indépendant se réfugia dans les rudes montagnes de la côte atlantique et c’est de là que partit la lente « Reconquista », forgeant ainsi les nations espagnole et portugaise. Le processus fut long et difficile et ne se termina qu’en 1492, avec la chute du dernier royaume musulman de Grenade.
Voulant probablement renforcer leur identité chrétienne, les communautés du nord de l’Espagne firent appel à la mythologie du premier christianisme et se choisirent comme figure tutélaire celle de l’apôtre Jacques dit le Majeur, un des premiers disciples de Jésus. Si le personnage est abondamment attesté dans les Évangiles, son évangélisation de l’Espagne relève de la légende. Tout comme son retour précipité en Palestine à l’appel de la Vierge Marie mourante. Il y fut tué sur l’ordre du roi Hérode mais ses disciples auraient ramené son corps dans l’extrême nord-ouest de l’Espagne, où ils l’inhumèrent. Quelques siècles plus tard, à la suite d’une révélation miraculeuse, on retrouva le tombeau de Saint-Jacques en un lieu appelé « champ de l’étoile » qui deviendra Saint-Jacques-de-Compostelle.
Par cette légende, le christianisme espagnol se donnait une légitimité, une autofiction historique qui stimula constamment la reconquête contre les Maures, Saint-Jacques étant surnommé le Tueur des Maures (Matamoros). Cette démarche n’est pas sans rappeler celle du peuple hébreu exilé à Babylone et s’inventant un héros – Moïse – qui l’aurait précédemment libéré d’Egypte, ce qui lui donnait une identité et l’espoir d’un retour dans la Terre promise.
C’est ainsi que se constitua un des plus fameux lieux de pèlerinage (avec Rome) de l’Europe médiévale : de France, mais aussi de toute l’Europe des chemins balisèrent la route des pèlerins, les « Jacquaires » accueillis par un réseau d’œuvres religieuses hospitalières toujours identifiées par le symbole de la coquille Saint-Jacques. En France, les chemins partant du Puy-en-Velay (haut lieu marial auvergnat), de Vézelay (en Bourgogne) ou du mont Saint-Michel normand se rejoignaient au col pyrénéen de Roncevaux, cadre mythique de « la Chanson de Roland », avant d’aborder la lente traversée des plateaux de Castille et d’arriver après des mois sinon des années de marche à la ville-sanctuaire de Santiago.
Les Temps modernes, la division de l’Europe entre catholicisme et protestantisme (lequel récusait le culte des reliques et les pèlerinages) signèrent le déclin du pèlerinage compostellan qui se maintint essentiellement en Espagne mais sans disparaître pour autant, en raison du riche patrimoine religieux qu’il avait suscité.
Dans les années 80, en réaction contre un tourisme de masse balnéaire et côtier, la randonnée de loisir connut un développement spectaculaire et tout naturellement retrouva la mémoire des sentiers de Saint-Jacques. Dans un processus « catho-laïque » dont la France est coutumière, des randonneurs arpentent les sentiers, retrouvent les hébergements sobres d’antan et n’hésitent pas à accrocher une coquille Saint-Jacques à leur sac à dos. Le développement du tourisme « vert » aidant (avec des retombées économiques non négligeables dans la France rurale), l’engouement ne s’est pas démenti. Des écrivains[1] n’ont pas hésité à chausser leurs brodequins et à relater « leur chemin », des films[2] et des émissions de télévision et maintenant des sites Internet ou des blogues popularisent le phénomène.
Et la foi dans tout cela? Quiconque – et j’en suis – s’est adonné à la marche prolongée sait qu’elle occasionne des temps de méditation et de lâcher-prise, compensant la sueur et les courbatures. Les chemins passent immanquablement dans des lieux patrimoniaux, véritables joyaux de l’art chrétien médiéval. Et la présence de randonneurs assumant ouvertement la dimension religieuse de leur démarche permet à la fin des étapes des rencontres et aussi des dialogues particuliers qu’on aurait nettement moins en faisant le tour du mont Blanc. Quelles que soient leurs convictions, les randonneurs de 2020 empruntent des chemins parcourus par des croyants d’hier : une alchimie personnelle s’initie donc au rythme des pas et marcher une semaine ou trois mois constituera toujours une expérience capable de transformer des hommes et des femmes dans leurs chemins de vie.
[1] Entre autres, Jean-Christophe Ruffin, Immortelle randonnée, Compostelle malgré moi, Paris, Gallimard, 2014.
[2] De la cinéaste protestante Coline Serreau, Saint-Jacques… la Mecque, 1999 (une comédie pédestre tourné sur les lieux même).
Bravo Jean pour ce remarquable article !