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Déplacer les montagnes d’exclusions : la femme cananéenne (Matthieu 15,21-28)

La femme cananéenne de Sadao Watanabe. Art in the Christian Tradition, un projet de la Vanderbilt Divinity Library, Nashville, Tennessee.

Pierre Goldberger

 

Ce récit explosif de la femme cananéenne avec Jésus me poursuit encore depuis des années… en particulier, lors du déchainement du racisme et du colonialisme violent contre les Autochtones pendant la crise d’Oka, de notre accompagnement pendant six ans des Mayas méprisés et violentés au Guatemala, et des liens étroits avec la communauté haïtienne de Montréal et nos partenaires en Haïti aujourd’hui et ce que révèle aussi d’injustice la pandémie. Un même mépris, caché ou ouvert, d’une société dominante blanche dont je fais partie et dont je jouis des privilèges. Bien sûr, je ne parle pas de toutes les personnes, mais de murs visibles ou non. On ne se détourne pas de moi, on ne refuse pas de me louer un logement, on n’a jamais refusé de soigner ma femme Faye hospitalisée, la police ne m’interpelle pas sans raison et ne menace pas de placer sans merci son genou sur mon cou, ou d’incendier mon village comme au Guatemala… question de peau, de genre, d’identité sexuelle, d’assurance séculaire d’avoir le droit d’exister au grand soleil. Héritage meurtrier du terra nullius (doctrine sur les  territoires bons à s’approprier et à coloniser ad lib puisqu’ils sont considérés vides, c’est-à-dire sans humains – c’est à dire qui soient chrétiens), dont l’horreur surgit dans la conscience enfin horrifiée de plus en plus de Canadiens et de Canadiennes.

Cette irruption de la femme cananéenne brisant l’univers traditionnel de Jésus et de son cordon de sécurité de disciples hostiles et méprisants est, je crois, le point le plus décisif, le plus incontournable de la vie de Jésus et de l’église et pour nous. Elle déplace des montagnes!

Sans Elle – sans nom –, nous ne serions pas ici.

Cette femme avant même d’ouvrir la bouche,  a une carte d’identité chargée marquée par un apartheid de type religieux et ethnique, celui de l’impureté de son « étrangeté ». Et cela nous concerne aujourd’hui.

Marc (chapitre 7) insiste, c’est une « étrangère » d’un peuple « autochtone » de mauvaise réputation, les survivants et survivantes de la « conquête de Canaan », pays où « coule le lait et le miel » dont s’approprient violemment les conquérants (Josuée). Marc la nomme la Syrophénicienne, c’est ainsi que dans sa culture religieuse l’on nomme aussi les voleurs, les gens tordus, les usuriers et ceux qui achètent et vendent des femmes pour la prostitution.

Matthieu l’appelle la Cananéenne et lui, insiste sur son identité religieuse de personne idolâtre, païenne, impure comme tout son peuple… réflexe d’exclusion transmis depuis des siècles de générations en générations depuis l’entrée en Canaan des siècles plus tôt. Éviter à tout prix la « contamination », pour la gloire de Hashem, le Seigneur. Éviter les contacts pour ne pas ne pas être « infecté » par Baal, figure de femme, déesse de la fertilité et des récoltes et d’une sexualité déviante… Ah oui? Le biais contre les femmes et l’expression féminine du divin vous connaissez? Cela ne nous rappellerait-il pas nos excuses d’Église aux Peuples premiers… «nous n’avons pas reconnu votre spiritualité »…

Jésus se trouve hors de son territoire, à la frontière de Tyr et de Sidon… il a déjà bougé mais pas de façon encore décisive.

La rencontre est violente, cruelle, elle sonne abusive.

Lorsque la femme fait irruption demandant la guérison de sa fille en criant : « Maître, prend pitié de moi, fils de David », en Jésus, elle frappe trois murs.

Le premier, Jésus muré en son silence glacial. Le mépris? Peu probable mais sans doute aussi à cause de sa religion qui interdisait à un rabbi de s’adresser à une femme et une femme à un rabbi ou même à un homme. Mais elle le nomme : « Fils de David ». Est-ce à cause de sa réputation de prophète de campagne, ou de sa notoriété comme guérisseur? Sa demande le laisse penser. Mais il y a plus aussi. Je tiens que ceux et celles dans les marges de l’exclusion connaissent bien mieux leurs dominants puissants et comment les approcher et les « bien nommer » pour survivre et essayer de les désarmer pour les atteindre… Les Sud-Africains sous l’apartheid, les domestiques avec un permis de travail aux mains de leur patron ou de leur mari, les Autochtones face aux agents outrageux des Affaires indiennes, l’ont appris d’expérience et d’instinct… On appelle « Maitre, Patron, Boss »… mais on ne cesse aussi de résister pour vivre dignement et se tenir debout malgré le mal… « Les vies noires comptent », on ne se laissera pas abattre!

La femme ne lâche pas et crie « au secours »… Les disciples veulent l’expulser.

Le second mur, lui, est adressé indirectement via la garde-barrière des disciples : « je n’ai été envoyé qu’aux brebis perdues d’Israël ». Pas pour les autres. Pas pour toi. Plusieurs interprétations essaient d’atténuer cette exclusion et de « sauver Jésus », le faire apparaître toujours « parfait ». Trop facile. L’envoi des disciples en mission ne laisse aucun doute (Mt 10). « Ne prenez pas le chemin des païens et n’entrez pas en Samarie, allez plutôt vers les brebis perdues d’Israël ». Femme, ce n’est pas pour toi, ni tous les autres de la marge, impures… Jésus est encore muré là.

Le troisième mur parait final et mortel : « …il n’est pas bon de prendre le pain des enfants (d’Israël) pour le jeter aux petits chiens » (païens et autres). Il ne s’agit guère des petits toutous qu’on met sur le lit des enfants. Chien est une insulte inqualifiable dans beaucoup de langues. Français : « Maudit chien sale », Anglais : « Bitch », Allemand : « Schweine Hunde », cochon de chien. Violent. C’est comme « N… » ou « Maudit S…». Cela sent le fagot ou « Southern trees bear a strange fruit, Blood at the leaves and blood at the roots… » pour les Afro-descendants, même ici chez nous. Comme les enfants autochtones, bien enfouis dans le sous-sol de la terre et de l’amnésie de nos mémoires dominantes…

En dépit de tout, la femme cananéenne, dite « impure », ne lâchera pas. Résiliente, elle s’accroche et lutte jusqu’au bout, pour la Vie, celle de sa fille, la sienne et celle de tous les autres à venir qui passeront par là, le principe Echakuan chez nous. Elle cherche la faille, la plus petite faille, par où « passe la Lumière » (Leonard Cohen). Elle la trouve en Jésus avec quelques miettes qui deviendront passage, accès, banquet d’espérance… pour toutes et tous!

Jésus craque! Elle le retourne comme une crêpe. Il se laisse retourner. En hébreu Shuv shevuth, le Grand Retournement! C’est faire un grand retournement sur soi-même, à 180 degrés

Même Dieu connait ça comme l’attestent de nombreux passages des Écritures. Il est dit : «Dieu se retourne sur lui-même et change»; Shuv Shevuth «change d’avis-de détruire ou de condamner- et se repend de ses décisions…» (voir notes).

Vous connaissez dans votre vie?

C’est la conversion de Jésus… les murs cèdent et tombent.

« Ta foi est grande; vas et fais ce que TU veux… ».

C’est une grande trouée dans le ciel de l’espérance…

Oui, un autre monde est possible!

Des conditions? Jésus n’en pose aucune… ni purification, ni baptême des prosélytes pratiqué alors, ni même de se joindre à l’église locale.

Ce passage pour moi, révèle la foi qui déplace les montagnes. C’est un passage de libération, de passeurs et de passeuses qui passent toutes les frontières, de race, de peau, de genre, d’identité sexuelle, de statut marginal, de religion.

Et cette montagne c’est Jésus, lui qui a été déplacé et qui s’est laissé déplacer par cette femme… et les disciples aussi, sinon nous ne serions pas ici.

Et ainsi Jésus et ses disciples déplacés eux aussi à sa suite, convertis, peuvent aujourd’hui nous servir de modèle, d’inspiration et de transformation pour répondre au pressant appel de Jésus …

Toi, suis-moi !  Et fais de même!

J’entends le cœur de l’Évangile… vais-je m’y risquer?

Et comme un vieux bonhomme blanc de 80+ ans, c’est à moi de me laisser et de chercher à me déplacer de ma position dominante… mon Église aussi et notre société. C’est aussi dire et vivre que chacune et chacun d’entre nous sommes capables de déplacer des Montagnes d’exclusions, de racisme et d’injustices ouvertes ou cachées et capables de toucher le ciel, capables d’aimer et de traiter chacune et chacun comme des Enfants de Dieu…

À part entière.

Vamos!


Note : Un Jésus pleinement humain

Ce « déplacement », ce « retournement » Shuv shevuth de Jésus peut laisser perplexe.

N’est-il pas lui, « le Fils de Dieu » et la perfection, ainsi qu’on nous l’a trop souvent répété?

Comme nous, avait-il quelque chose à apprendre, à découvrir pas à pas, pour vivre sa pleine humanité, grandir au fil des rencontres avec les gens du peuple et les puissants, des situations difficiles, des conflits, des doutes et du développement du sens de sa vie, de sa foi, des risques de sa mission ?

Comment ce Jésus humain peut-il montrer de l’impatience, de la colère et même se tromper? Comme nous? Ne devait-il pas grandir sur le chemin de la foi et de la fidélité?

Récit surprenant. Nous sommes au début du ministère de Jésus et c’est l’humanisation de Dieu en Jésus qui se joue ici. Le constant dévoilement, pas à pas, de la réalité de la présence, de la grâce et de l’amour de Dieu, possible, au cœur même de la Vie humaine totalement offerte… Amour sans frontière ni limites, chemin risqué et coûteux que ce Jésus assumera jusqu’au bout, sans se détourner. Nuit, désespoir, croix de Gethsémani qui ne sauront dé-faire son humanité… d’Enfant de Dieu.

Et la nôtre? d’Enfants de Dieu.e? …

Note

Shuv Shevuth… se retourner à 180 degrés sur soi-même, se repentir, changer de perspective, le Grand retournement inclut la conversion surprenante, entière du cœur et de la vie, et est aussi utilisé pour désigner le Grand retournement de la venue du Royaume… « les premiers seront les derniers », « la justice qui coule comme un torrent », etc.  

Quelques textes bibliques. Les traductions du substrat hébreu et la traduction de la version en grec varient selon les interprétations… mais c’est le même concept… Les versets sont partiellement cités.

Exode 32 : 12 et 14 Alors l’Éternel se repentit du mal qu’il voulait faire à son peuple

2 Samuel 24 :16 L’Éternel se repentit de ce mal… et dit assez! assez!

Amos 7: 6 Comment Jacob subsistera-t-il car il est faible… L’Éternel se repentit de cela.

Jonas 4 :2 Car je savais que tu es un Dieu compatissant et miséricordieux, lent à la colère et riche en bonté et qui te repens du mal…

Jer : 18 :8 ; Jer.26:13; Joël 2 :13 etc.

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