| ENTRETIENS |
| par Suzanne Grenier |
L’écrivaine Mylène Gilbert-Dumas. Photo : Mathieu Rivard.
Andrew est pasteur de l’Église progressiste du Canada – ce nom fictif évoque-t-il pour vous quelque chose? Il vient d’être libéré de prison (ne dévoilons pas les raisons de son incarcération avant que vous ayez lu le livre) et il entreprend un nouveau ministère dans un village isolé de l’Alberta. Il y recevra les confidences de Mrs Crawford, une paroissienne centenaire qui l’entraînera dans une discussion éthique et théologique dont la profondeur le surprendra. Cette histoire par ailleurs bien incarnée dans la réalité d’aujourd’hui a des sources dans un passé collectif perturbé : s’y greffe une intrigue qui nous fera suivre des personnages engagés dans l’espionnage et la résistance contre l’Allemagne nazie.
Voilà une partie de l’univers romanesque où nous plonge Le livre de Judith, le plus récent « thriller historique » de Mylène Gilbert-Dumas. La référence biblique du titre est un autre indice des multiples couches de sens que l’on retrouve dans les œuvres de cette auteure.
L’écrivaine, qui a publié 19 romans depuis 2002 et vit modestement de sa plume, parle avec beaucoup de générosité de ses projets d’écriture. Elle a récemment accordé une entrevue à Aujourd’hui Credo, et en voici des extraits.
Est-ce qu’un lecteur connaissant l’Église Unie aura raison de penser que celle-ci a inspiré l’Église progressiste du Canada et son pasteur Andrew que vous mettez en scène dans votre dernier roman?
J’ai eu en effet l’occasion de connaître l’Église Unie il y a quelques années, car mon mari a commencé à fréquenter Plymouth-Trinity United Church, à Sherbrooke. J’y ai rencontré la pasteure Robin Osborne, et j’ai été émerveillée par son ouverture et par sa manière de faire appel à la raison dans l’interprétation de la Bible. J’ai retrouvé ces qualités chez la jeune pasteure Linda Buchanan, à Lennoxville United Church. Je lis beaucoup, je réfléchis beaucoup. C’est ma façon d’être au monde, de me poser des questions et de toujours approfondir les choses. Alors, leur approche me rejoint.
Est-ce dans cette optique que vous évoquez Le livre de Judith? Ce récit biblique, où une jeune veuve juive restaure la foi des siens en décapitant un général ennemi pour prévenir une invasion, a donné lieu à des interprétations divergentes.
Mon questionnement sur le sens des textes a commencé avec ma recherche pour mon roman précédent, La mémoire du temps, inspiré de la découverte de la bibliothèque de Nag Hammadi et de la traduction de ces écrits. J’y parlais des thèses audacieuses d’un professeur d’histoire du christianisme et, à l’opposé, de l’extrême droite religieuse. J’ai ensuite approfondi ma réflexion sur la littéralité en lisant John Shelby Spong, très présent dans le mouvement progressiste aux États-Unis : quand on comprend la Bible de manière métaphorique plutôt que littérale, soutient-il, le message peut s’appliquer à nous, aujourd’hui. Pour Le livre de Judith, je cherchais à parler de renaissance, et je suis tombée sur Resurrecting Easter, un ouvrage où John Dominic et Sarah Crossan comparent les iconographies des Églises d’Orient et d’Occident. Cette analyse qui nous ouvre à des perspectives différentes sur la résurrection, je l’ai transposée dans une prédication que fait le personnage d’Andrew durant la période de Pâques.
Nous n’avons vraiment pas affaire à un pasteur dogmatique, n’est-ce pas?
J’avais besoin de quelqu’un qui doute de lui-même. J’ai de la difficulté avec les gens qui sont tellement sûrs d’eux et de leur vision du monde qu’ils veulent l’imposer à tout le monde. Le pasteur Andrew, c’est l’exemple même de la vulnérabilité et de la grandeur d’âme tout à la fois. Il est descendu en enfer, il a fait de la prison. Quand il se sent appelé à prendre de nouveaux risques, il le fait tout en étant conscient des conséquences. Cette partie du roman reflète mon admiration pour le pasteur Gérald Doré, qui a protégé Mohamed Cherfi, en 2004, à l’Église Unie Saint-Pierre, à Québec. Auparavant, le sanctuaire avait toujours été respecté, mais cette fois-là, la police est entrée dans l’église. On sait maintenant que cela peut se produire. J’ai mis en scène un autre personnage, Tudorel Tcherniak, inspiré du révolutionnaire Victor Serge, qui se bat pour les victimes du nazisme. On ne représente plus beaucoup aujourd’hui la vision de la gauche humaniste, et je trouvais intéressant de montrer que c’est pour beaucoup grâce à elle que des gens ont survécu à la Deuxième Guerre mondiale.
Nous n’avons pas encore parlé de Cécile, un personnage qui réincarne sans doute la Judith biblique, en devenant espionne pour combattre la barbarie nazie. Elle se lance courageusement dans l’action, mais aura-t-elle des remords?
Le livre de Judith pose ces deux questions de fond : sommes-nous capables de nous battre pour quelque chose de plus grand que notre propre personne, et est-il acceptable de faire le mal pour faire le bien? Quand on considère un seul point de vue, la réponse à la deuxième question est facile; mais elle l’est moins quand on se met à la place de l’autre. Quelles vies sont détruites par les bombes et par les gestes de violence? Cécile aimait l’action. Se promener avec une paire de bottes lui procurait une émotion. Elle a reçu un entraînement qui banalisait la mort de l’ennemi. Mais j’ai lu des biographies de femmes qui ont été recrutées par les services secrets et ont pris part à la guerre, et plusieurs avaient de la difficulté à accepter ce qu’elles avaient fait.
Comme écrivaine, comment envisagez-vous la représentation de la violence dans vos romans?
Je suis quelqu’un d’extrêmement sensible. Les gestes de violence que posent les personnages dans mes romans sont là parce qu’ils font partie de l’histoire, mais je ne sens pas le besoin de les montrer. Parfois, la scène commence quand c’est fini. Quand Cécile se retrouve dans un camp de concentration, le lecteur n’a pas droit à ce qui s’est passé à cet endroit. Ce n’est pas nécessaire, puisque tout le monde maintenant le sait. C’est beaucoup la mode, à la télé, la violence gratuite qui sert à capter l’attention. Je ne souhaite pas provoquer ce genre d’émotion ni que l’on garde de mon livre des moments de torture. J’ai plutôt envie qu’on retienne les moments de courage, la force de caractère des personnages. Et j’ai envie qu’on réfléchisse. Qu’on en vienne à une meilleure compréhension du monde. Un avantage du roman sur le cinéma, c’est qu’on peut se placer à l’intérieur des personnages. Par exemple, bien que l’histoire soit située dans un univers imaginaire, le roman de fantasy Game of Thrones est un petit bijou d’humanité. On ne peut pas en dire autant de la série télévisée. En littérature, le lecteur devient le personnage, il voit le monde à travers ses yeux. C’est pour cette raison que la littérature permet de développer l’empathie.
N’est-ce pas une entreprise délicate et risquée, dans le contexte culturel actuel, de prétendre représenter des personnes, des groupes sociaux qui revendiquent leur propre voix?
En littérature, le talent d’un auteur, c’est précisément de se glisser dans la peau de son personnage. Dans La mémoire du temps, j’ai été un professeur d’université homosexuel. Dans Les dames de Beauchêne, j’ai été un métis d’origine micmac. Si je dois écrire seulement sur l’expérience des femmes blanches de la génération X, je vais faire le tour assez rapidement et j’apporterai très peu à la société. Il y a une quinzaine d’années, j’ai écrit un roman intitulé 1704, à partir d’une légende locale et d’événements historiques, par lequel j’ai renversé plusieurs idées reçues, en faisant entre autres réaliser que nos ancêtres francophones on fait l’équivalent du massacre de Lachine dont on accuse les Autochtones. Au début du récit, je présentais la vision des Anglais, avant de suivre le parcours d’Alice, enlevée par des Abénakis. Peu après la publication, j’ai reçu un message d’une femme abénakise que mon roman avait vraiment mise en colère. Je lui ai demandé : « L’avez-vous lu jusqu’au bout? ». Il semblait que non. Mais elle a poursuivi la lecture, et à la fin, elle était contente. Elle et moi, heureusement, on a pu discuter. La cancel culture mène à de l’autocensure, et je crois que c’est dommage. Comme auteurs, nous sommes sensibles à différents points de vue, nous pouvons faire un travail de sensibilisation. J’ai préparé pendant plusieurs mois un roman que j’envisageais d’écrire sur la tragédie des femmes autochtones disparues et assassinées. Mais depuis la polémique entourant les spectacles SLAV et Kanata, j’ai mis en suspens ce projet qui me tenait à cœur, car je crains les réactions et perceptions susceptibles de dégénérer en attaques violentes dans les médias sociaux.
Dans ces circonstances, comment vous voyez-vous poursuivre votre travail d’écrivaine? Avez-vous d’autres projets d’écriture? Est-ce que la pandémie les a affectés?
L’ensemble de ces circonstances a eu d’abord sur moi, comme sur d’autres artistes, un effet paralysant. Je n’écrivais pas au début de la pandémie. Alors j’ai consacré mon temps à mes voisins, qui étaient vraiment démunis. Ce sont des réfugiés syriens. À leur arrivée, ils ne parlaient pas beaucoup français, n’étaient jamais allés à un guichet automatique et n’avaient jamais possédé d’ordinateur. Au moment du confinement, leur banque a été fermée, alors les services en ligne, ce n’était pas évident pour eux. J’ai commencé des cours d’arabe pour pouvoir les aider. En cours de route, nous sommes devenus de bons amis, et maintenant ils parlent assez bien français. Mon professeur d’arabe est aussi un réfugié syrien. Tandis que mes voisins sont chrétiens orthodoxes, lui est musulman. Ils ont donc tous un bagage culturel commun, mais des visions du monde différentes. On n’aurait pas pensé il y a 100 ans, au Canada, confronter nos idées avec celles des gens d’autres traditions et leur offrir le refuge.
Depuis, j’ai commencé l’écriture d’un nouveau roman. Sans doute pour les raisons dont nous avons parlé, j’ai délaissé le roman historique pour m’orienter vers la fantasy. J’ai l’impression d’avoir des choses à dire, mais je vais les situer dans un monde que j’ai moi-même créé. Ça me permet de proposer une réflexion sans être inhibée par le jugement des uns et des autres. Remarquez, l’expérience des derniers mois m’a malgré tout donné des idées. J’ai appris beaucoup de choses très intéressantes, et il ne faudrait pas s’étonner de retrouver des éléments du Proche-Orient transposés dans cette fiction.
Compte tenu du temps qu’il faut pour écrire et procéder à l’édition d’un roman, il faudra sans doute que les lecteurs attendent encore un certain temps avant de lire votre prochain livre…
Eh bien non! Mais il s’agit de quelque chose de tout à fait différent, un petit livre qui va paraître en février, sous le titre Trop c’est comme pas assez. Réflexion sur l’argent, le temps, la liberté et le bonheur. C’est un essai très terre-à-terre, qui parle du fait qu’une grande majorité de gens sont endettés ou ne réussissent pas à mettre de l’argent de côté pour faire face aux imprévus. Je fais partie de la poignée d’écrivains au Québec qui vivent de leur plume, mais pour y parvenir, j’adopte un mode de vie très simple, en dessous de mes moyens. C’est donc un peu de cette philosophie-là que j’ai mis dans le livre, en donnant des trucs. Par exemple, je n’ai pas passé le confinement sur Netflix, trop de choses m’appelaient ailleurs – des lectures et des interactions enrichissantes, des amitiés, des expériences de vie. Les médias sociaux, je les vois comme un trou noir où on rentre pour 10 minutes et d’où on ressort après une heure et demie. Je pose la question : une grosse télévision, un ordinateur, un char… jusqu’à quel point voulons-nous renoncer à notre liberté en échange de possessions matérielles?
— Vous êtes le premier pasteur que je rencontre qui n’essaie pas de convertir les gens et qui ne demande pas à ses fidèles de prier pour obtenir le soutien de Dieu.
— Je suis un pasteur progressiste.
— Mais vous n’avez aucune certitude à nous offrir. Vous ne prétendez pas avoir la vérité absolue.
Il lui donna raison, mais précisa :
— Je crois qu’il faut sortir du confort que nous procurent les discours sur les vérités absolues. Je ne crois pas de toute façon qu’on puisse avoir quelque certitude que ce soit en ce qui concerne la nature de Dieu. Pour ma part, je vois tous les jours des manifestations de sa présence. Dans la nature, par exemple. Et dans le cosmos. Ça me suffit.
— Vous êtes donc un panthéiste.
Il s’arrêta, impressionné par la profondeur de sa réflexion et l’étendue de ses connaissances. Quelle vie avait-elle menée pour être parvenue si loin dans son cheminement?
— Je ne pense pas être un panthéiste, dit-il. Je crois que la Nature fait partie de Dieu, mais je ne crois pas qu’elle soit Dieu. J’ai l’impression que Dieu est plus grand que la Nature, qu’il englobe l’univers et pénètre tout ce qu’il contient, nous y compris.
–Dans ce cas, je comprends pourquoi il vous est difficile de le décrire ou de me dire ce qu’il pense.
– En effet.
Ils rirent, aussi doucement qu’ils marchaient.
Extrait du roman Le livre de Judith, de Mylène Gilbert-Dumas, paru chez VLB éditeur en 2019