| RUPTURES ET FILIATIONS | HISTOIRE-GÉOGRAPHIE |
| Par Jean Loignon |
Ce texte fait partie de RUPTURES ET FILIATIONS, la démarche exploratoire entreprise par Aujourd’hui Credo en vue de retracer les migrations des symboles, des valeurs et des attitudes associés aux religions à travers les lignes de fracture du monde actuel.
Circuit de fêtes païennes, religieuses et laïques est une série de textes historiquement documentés sur le parcours parfois étonnant des rites et des symboles associés à des fêtes datant souvent d’avant le christianisme et que nous célébrons encore aujourd’hui tantôt en France, tantôt au Québec et aussi dans d’autres régions du monde.
Les religions du monde se sont souvent appuyées sur l’alimentation pour exercer influence et contrôle sur leurs fidèles. Car quoi de plus incontournable que nos repas quotidiens? Mais si la sécularisation a tendance à déchristianiser notre rapport à la nourriture, cette dernière n’a pas fini de faire l’objet d’injonctions au nom de la santé, de l’écologie et plus récemment du bien-être animal… Manger autrement, mieux, moins et même parfois pas du tout : des pratiques de jeûne reviennent à la mode. Ainsi des rituels encore inscrits dans le calendrier retrouvent une certaine actualité.
Le mot « carême » vient du latin quadragesima et désigne une période de 40 jours de privations alimentaires précédant la fête de Pâques, soit cette année du 26 février (mercredi des Cendres) jusqu’au 11 avril (Samedi saint). À vrai dire, cela fait 46 jours, mais il faut ôter les dimanches considérés comme « hors jeûne ».
Mais de quel jeûne (d’où vient le mot « déjeuner ») parle-t-on? Si le judaïsme et l’islam excluent encore aujourd’hui certains aliments dits impurs de façon permanente (comme le porc), le christianisme médiéval optait plutôt pour une régulation de la consommation des aliments gras (viandes et graisses animales) par rapport aux aliments maigres d’origine végétale ou non carnée. Il était donc interdit de consommer du « manger gras », non seulement durant le carême, mais aussi les veilles des principales fêtes chrétiennes ainsi que le vendredi, soit un total d’une centaine de jours par an.
Le combat du carnaval et du carême
Le respect d’une prescription d’une telle ampleur ne fut jamais facile à mettre en place : la viande de gibier ou d’élevage était la nourriture vitale par excellence (le mot « viande » vient du verbe vivere, signifiant « ce qui sert à la vie »), et on constate durant le Moyen Âge européen toutes sortes « d’accommodements raisonnables » destinés à contourner les rigueurs de l’interdiction ecclésiale – par exemple, comme le poisson était admis, on étendait cette tolérance aux oiseaux marins et même aux… castors, car leur mode de vie aquatique les rapprochait des poissons! Certains moines expliquaient doctement que la graisse animale pouvait être consommée si elle était fondue auparavant ; auquel cas elle était bue et non mangée… Ne disait-on pas proverbialement « gras comme un moine »?
Il n’en reste pas moins que ces contraintes étaient observées par le plus grand nombre avec une obsession du péché compromettant le salut, et c’est ainsi que le dernier jour possible d’alimentation carnée avant le carême devint, sous le nom de Mardi gras, une fête reprenant d’anciens rites transgressifs issus des sociétés païennes : déguisements, conduites débridées, inversion sociale avec l’élection d’un roi du carnaval… Le pouvoir admettait ces débordements comme une sorte de soupape sociale, permettant au peuple de supporter la dureté de ses conditions de vie. Mais parfois, le carnaval virait à l’émeute et au massacre fratricide, comme ce fut le cas à Romans (ville du Bas-Dauphiné en France) en 1580 (cas étudié par l’historien Emmanuel Leroy-Ladurie dans son ouvrage Le carnaval de Romans).
La Réforme au 16e siècle s’était d’emblée opposée à la pratique du jeûne, qu’elle voyait comme une forme de salut par les œuvres, sous le contrôle de l’Église catholique. À l’instar de Calvin à Genève, elle préconisait davantage un contrôle raisonnable et permanent des plaisirs des sens, d’où le fameux cliché de l’austérité protestante. Le carnaval ne prospéra donc point en terres protestantes, et il est significatif que les plus illustres carnavals actuels (Bavière et Rhénanie en Allemagne, Rio de Janeiro au Brésil, Nice en France) se situent dans une géographie plutôt catholique.
Et le ramadan?
Le respect majoritaire par les musulmans de cette forme de jeûne ne peut qu’interpeller nos sociétés, dans lesquelles la pratique religieuse du carême est devenue ultraminoritaire. Les musulmans utilisent parfois le mot « carême » pour désigner la période du ramadan, et je me souviens d’avoir entendu certains de mes élèves qualifier le carême qu’ils découvraient de « ramadan des chrétiens ». Le rapprochement est-il pour autant pertinent?
Le ramadan désigne le mois durant lequel le musulman doit s’abstenir de manger, boire, fumer et avoir des relations sexuelles entre le lever et le coucher du soleil. Cette prescription – un des cinq piliers de l’islam – est rigoureuse, particulièrement pour la soif en climat chaud et désertique ; mais étant diurne et décalée chaque année de 13 jours, elle est compensée par les ruptures nocturnes du jeûne célébrées souvent de façon festive et… gastronomique en famille. Ne s’appliquant pas aux très jeunes enfants, elle devient de fait un rituel social et familial initiatique pour les adolescents qui s’y essaient et expérimentent un certain contrôle de soi.
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Ces héritages vivants ou déclinants témoignent encore du lien entre la foi – laïque ou religieuse – et la façon de manger. Ne « croit-on » pas aux vertus de tel ou tel régime alimentaire? Alors, dis-moi ce que tu manges, je te dirai à quoi tu crois…