L'Église Unie du Canada

Menu

Abraham, Moïse et l’Histoire

| CHRONIQUE | LES CUEILLETTES DE JEAN|

| Par Jean Loignon |

 

Portrait d’Abraham, détail d’un tableau du Guerchin (1657). [Wikimedia, CC BY-SA 4.0]

« Abraham, Moïse et bien d’autres, des mythes? Oui, mais n’oublions pas que le mot a deux sens : celui d’affabulation et celui de récits partagés unissant par transmission une communauté qui s’y reconnaît. »

« Si tu me dis qu’Abraham ou Moïse n’ont pas existé, cela trouble ma foi… ». Écho d’une controverse fraternelle avec un ami issu de la mouvance évangélique. Je sais que bien des fidèles adhèrent à l’idée d’un Premier Testament relatant des faits avérés : non pas l’existence réelle du jardin d’Eden comme on l’a cru jusqu’au 19e siècle[1] ou bien d’une arche de Noé sauveuse de la Création, mais des personnages plausibles, dont les vies se seraient inscrites dans les millénaires du temps de l’Histoire. Abraham et Moïse ont connu ce genre de légitimation historique.

Mais voilà : je suis historien de formation et ce que je suis m’impose d’affirmer que, faute de sources diverses et concordantes, l’existence historique de ces grandes figures n’est pas prouvée, pas plus que celle d’un temple de Salomon, tel que décrit dans le livre des Rois, malgré une archéologie aussi motivée qu’active en Israël.

Mon dilemme remonte à loin : je me souviens qu’élève de 6e en collège, je notais soigneusement sur une frise chronologique de l’histoire des Hébreux les dates de 1800 av. J.-C. pour Abraham, de 1200 av. J.-C., de 1000 pour le règne de Salomon. Et je savais donc qu’ils avaient existé, puisque datés. Mais c’étaient pourtant des croyances que, par un curieux conformisme religieux, l’École laïque nous enseignait… J’avoue que, devenu professeur à mon tour, j’ai réitéré de bonne foi (!) ces affirmations, validées par mes manuels scolaires.

Quand un engagement chrétien et un parcours en théologie m’ont poussé à approfondir ma connaissance superficielle de la Bible, j’ai confronté ma foi nouvelle à l’Histoire. Paradoxalement, c’est à l’Institut Protestant de Théologie que j’ai lu et entendu ce dont je me doutais : les grandes figures vétérotestamentaires étaient des fictions littéraires exprimant avant tout la foi en construction d’un peuple à travers l’Histoire. J’ai vécu cela comme une libération : ma foi n’avait pas besoin de béquilles malmenant l’Histoire.

Le mot « histoire » a deux sens : la discipline scientifique avec ses règles, ses méthodes et le fait de raconter… des histoires. Mais l’adjectif « historique » ne renvoie qu’au premier sens, au risque de confusion. La langue allemande distingue sagement ce qui est historisch au sens scientifique, de ce qui est geschichtlich, relevant des récits transmis. Par ex., Jésus de Nazareth est historisch (prouvé historiquement), mais le Christ est geschichtlich parce qu’issu des récits de foi.

Car au fond, qu’est-ce qui est important pour notre foi? Se persuader de l’existence réelle d’un nomade de Mésopotamie ou écouter la fidélité absolue d’un Abraham quittant son pays sur la base de la seule promesse de Dieu? Imaginer Moïse comme un très improbable frère du bien réel Ramsès II[2] ou bien se laisser porter par la folle tentative d’un peuple déporté à Babylone qui s’invente un ancien libérateur pour nourrir une espérance qui le ramènerait en Israël? Alors, Abraham, Moïse et bien d’autres, des mythes? Oui, mais n’oublions pas que le mot a deux sens : celui d’affabulation et celui de récits partagés unissant par transmission une communauté qui s’y reconnaît. Une communauté unie : n’est-ce pas ce que nous essayons d’être, depuis 2000 ans, à l’écoute de la parole des Écritures?

 

[1] Le roman de Matthew Kneale « Les Passagers anglais » (2000) relate une expédition vers 1850 pour trouver l’Eden biblique en… Tasmanie.

[2] Le film d’animation « Moïse, prince d’Egypte » (DreamWorks, 1998) a servi de catéchèse à bien des églises…

Les commentaires sont fermés.