À l’aide des mots parfois intraduisibles du corpus de la science-fiction, Élisabeth Vonarburg nous offre une « conclusion en suspension » de la réflexion sur l’ineffable qu’elle a engagée dans Aujourd’hui Credo à l’intersection de la philosophie, des sciences, de la foi et de la poésie.
Voici son sixième et dernier article dans la série Dialogue(s) avec le mystère.
Pour clore cette série, j’ai envie de vous raconter des histoires. Commençons par Les neuf milliards de noms de Dieu. Les moines d’un monastère bouddhiste ont entrepris depuis longtemps de découvrir le seul vrai et unique nom de Dieu, en créant un système de codage à l’aide duquel ils pourraient, pensent-ils, transcrire tous les noms possibles de la Divinité. Les combinaisons sont trop nombreuses. Ils font donc, aux temps modernes, l’acquisition d’un ordinateur. Deux techniciens occidentaux accompagnent la machine pour l’installer et la programmer. Selon les moines, lorsque l’ordinateur aura imprimé tous les noms, la réalité perdra tout sens et Dieu fera disparaître l’univers. Craignant leur réaction lorsqu’ils se rendront compte que le monde sera toujours là, les deux techniciens décident de fuir le monastère quelques heures avant la fin de la tâche. Lors d’une pause sur le chemin de leur retour vers la civilisation, ils regardent en arrière et « pour la dernière fois, au-dessus d’eux, dans la paix des hauteurs, une à une, les étoiles s’éteignaient… »
Cette nouvelle d’Arthur C. Clarke (1954) forme pour moi un diptyque avec son autre texte L’Étoile (dont j’ai déjà parlé : celle de Bethléem, nova qui a détruit son système solaire et les non-humains qui y vivaient). Mais c’est celle des deux qui m’a touchée le plus profondément. D’abord par son lien avec le Nom – et donc le Verbe – et ensuite par sa fin ambiguë confrontant discrètement le réel de la science et celui de la foi.
Dans notre dernier entretien, j’arguais qu’à son paroxysme cosmique, la science-fiction peut être une « poétique de la spiritualité ». Mais cela va plus loin qu’un simple thème, si sublimes en soient les images. La science-fiction est pour moi, dans son essence même, un grand genre poétique tous azimuts. D’abord par l’importance qu’elle donne au langage, au premier degré : l’invention de mots pour décrire les réalités nouvelles, le novum qui est le moteur principal du genre (ainsi l’ansible d’Ursula Le Guin, moyen de communication galactique instantané inventé par le protagoniste physicien de Les dépossédés et adopté ensuite par d’autres auteures et auteurs dans cette création collective qu’est la science-fiction). Mais tous les néologismes de la SF ne sont pas forcément pseudoscientifiques. Ils peuvent aussi désigner des réalités psychologiques non humaines, marquant la différence par une « intraduisibilité » qui est souvent un ressort de l’intrigue, par exemple le shiftgrethor, encore de Le Guin (La main gauche de la nuit), compris par les humains comme « honneur » mais qui est infiniment davantage et régit toutes les relations sociales et politiques sur la planète Gethen (pour le plus grand dam de l’humain de service qui s’y prend constamment les pieds).
Cet artifice linguistique est fréquent dans de très nombreux textes de SF et de fantasy (un autre exemple entre mille : C. J. Cherryh, chez qui les humains souvent décentrés doivent s’accommoder d’autres cultures plus puissantes que la leur et doivent donc en apprendre la langue). Mais la relation créatrice au Verbe va plus loin : une constante des récits d’exploration/colonisation de planètes, c’est le moment clé où les humains nomment animaux, plantes et lieux. Appropriation fondamentale, celle d’Adam. Mon premier mouvement, lorsque j’ai commencé à écrire une telle histoire, à seize ans (Tyranaël), a été de dessiner une carte. Et que met-on sur une carte? Des noms. Des noms dans une autre langue, car mon deuxième mouvement a été de créer une langue non humaine (en fait, plusieurs), racines, dérivations, grammaires, graphies, prononciations. Dans une fiction, qu’on en ait conscience ou pas, les noms ne sont jamais aléatoires, jamais innocents. On n’appelle pas impunément une planète « Mer Éternité » (c’est le sens de « Tyranaël »). Le nom devient un programme narratif en créant de toutes pièces la nouvelle réalité. On ne s’étonnera donc pas que j’aie des opinions bien arrêtées sur la position divine de l’auteure par rapport à ses créations!
Ce n’est bien entendu pas limité à la SF. Il faut toujours « des mots pour le dire » – pensons à ces langues qui ont justement des mots pour dessiner autrement que nous notre perception et appréhension du réel (par exemple, le Mono no aware japonais : « La douceur amère d’un bref moment nuancé de beauté transcendante »). Et pourtant – nous en avons le sentiment plus ou moins diffus –, la réalité consensuelle que nous (d)écrivons avec tous ces mots n’est pas le Réel – trop étroitement découpé par notre appareil sensoriel et cognitif, celui-ci se dérobe. Ce qui ne nous empêche pas de désirer sortir de la caverne pour voir enfin la Lumière du « vrai » réel qui a créé toutes ces ombres.
Cela, pour moi, c’est l’intersection de la philosophie, des sciences, de la foi et de la poésie. Ce moment que les mystiques revenus parmi nous « ne peuvent exprimer », autour duquel leur langage trop humain tourne vainement à grands renforts de métaphores et de comparaisons – d’approximations –, ce moment où l’on vacille entre deux mondes, cet éclair fugace où les mots se perdent, ce moment de silence où le Réel coïnciderait avec le Vrai. Ce moment, pour moi, c’est celui vers lequel tend toute poésie.
Et ce mouvement asymptotique, on le trouve aussi dans la science-fiction. J’en ai déjà parlé : c’est celui de la recherche de l’Autre. Cet Autre qui seul peut confirmer notre réalité en nous regardant, devient aisément une figure de la Divinité, celle qui entend l’arbre tomber dans la forêt où nous ne sommes pas. Dans Les enfants d’Icare, d’A. C. Clarke, déjà cité, le passager clandestin d’un vaisseau des Suzerains, des non-humains chargés d’amener les consciences mutées de tout l’univers au « Suresprit » cosmique, désire voir celui-ci. En débarquant, il aperçoit à l’horizon quelque chose qu’il ne comprend pas : une montagne qui donne naissance à un cercle, puis à une sphère. Quand il s’enquiert, un Suzerain respectueusement émerveillé lui dit qu’il a vu ce que lui et ses congénères sont (génétiquement et spirituellement) incapables de percevoir : le Suresprit. Mais triangle, sphère – ces symboles sont parlants pour nous autres enfants du Livre, n’est-ce pas?
Dans Solaris du philosophe et scientifique polonais Stanislas Lem (1961), une station spatiale humaine orbite depuis plus d’un siècle autour d’une planète entièrement occupée par un phénomène inexplicable, peut-être biologique, qui morphe sans cesse en des formes animées toutes plus complexes les unes que les autres. La moitié au moins du récit consiste en une description de la science qui les étudie, la « solaristique », où la multiplication des hypothèses et des écoles, d’abord comique, devient bientôt une image assez claire des arguties aussi bien religieuses que philosophiques des siècles passés. La suite de l’intrigue voit des mortes et des morts ressuscités dans la station, avec des conséquences psychologiques et spirituelles douloureuses pour les scientifiques qui en sont les témoins et qui essaient de les interpréter : mimétismes d’un organisme télépathique sans conscience, tentatives de communication ou… miracles?
À cette prolifération impuissante de mots qu’est la solaristique, je vais opposer en conclusion un autre texte de Le Guin (encore). Le titre en est She Unnames Them. « To unname », c’est, littéralement, « dé-nommer »; or ce terme en français a le sens exactement inverse. C’est donc intraduisible de manière vraiment satisfaisante. Un mot intraduisible pour terminer une réflexion sur l’ineffable, cela me semble assez approprié.
Le texte commence ainsi (ma traduction) : « La plupart d’entre eux acceptaient l’absence de nom avec la même parfaite indifférence qui avait longtemps chez eux accueilli et ignoré leurs noms. » S’ensuivent de longues descriptions par la narratrice des différents règnes animaux et végétaux et de leurs relations très personnelles d’êtres vivants et conscients avec les noms qu’on leur a donnés et dont elle est en train de les délivrer. Quand elle a fini, il n’y a plus de différence « entre le chasseur et le chassé, entre qui mange et qui est mangé ». Elle va alors trouver un homme nommé Adam, pour lui rendre ce que lui et son père lui ont donné – son nom à elle. Il n’y prête guère attention, occupé à ses propres affaires. Elle s’en va donc en concluant : « Mes mots désormais devaient être aussi lents, aussi neufs, aussi uniques et aussi hésitants que mes pas sur le chemin qui s’éloignait de la maison entre les grands danseurs aux branches noires, immobiles dans la lumière de l’hiver. »