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4 | Création, recréation, mythes

 

Après s’être interrogée sur la propension des humains à forger des histoires, Élisabeth Vonarburg examine de plus près la texture des grands mythes qui ont trait à l’Origine et à la relation entre les humains et le divin.

Voici son quatrième article dans la série Dialogue(s) avec le mystère.

 

 

 

Croire à l’invisible est-il plus « naturel » que de croire au matériel, ou l’inverse, ou sont-ce les deux pôles entre lesquels se balance toujours l’imagination humaine? Je me suis souvent posé la question. Il me semble en tout cas que les mythes et les croyances qui se sont bâties sur eux procèdent dans des proportions diverses de la crainte, de l’étonnement, de l’émerveillement et de la curiosité. Et quant à leur création, ma tendance rationnelle me pousse à souscrire à une forme d’évhémérisme : les grands mythes, les mythes qui se collettent avec l’Origine et la relation entre les humains et le divin, ceux qui expliquent pourquoi et comment existe ce qui est, procèdent de l’être au monde physique. On perçoit, physiquement, un certain environnement et des formes spécifiques de vie végétale, animale et humaine, et c’est à partir de là que les (hypothétiques) structures (collectives) de l’imaginaire construisent les mythes fondateurs, par association, dérivation, amalgame, comme dans le rêve. Et lorsque vient le temps d’imaginer la forme de dieux qui nous ont créés à leur image, nous les recréons souvent à notre image : mammifères, bipèdes verticaux, en général bisexués, et pourvus des mêmes émotions que les humains, comme les dieux grecs. Quand on envisage les mythes de création sous l’angle psycho-historique, par ailleurs, le rapport avec la reproduction humaine est assez frappant : la Déesse mère, le passage progressif au couple parental, via le couple mère-fils, puis la prépondérance du Père, les filiations, les généalogies… et on a assez répété aussi que le motif de la Chute peut être renvoyé à l’expérience (traumatique) de la naissance : le passage de l’état bienheureux d’apesanteur amniotique à l’air froid et à la gravité dont la loi est dure mais c’est la loi. Ce sont là des histoires intéressantes et fertiles pour les dérives imaginaires, mais ce sont encore des histoires.

On les trouve, bien sûr, ces dérives mythiques, dans la science-fiction et le fantastique, mais ce qui m’a toujours frappée alors, c’est leur générale frilosité imaginative quand on les compare aux « vrais » mythes de création et à leur foisonnement proprement poïétique (créateur), à leur plurivocité. Quand il y a religion et mythe d’accompagnement dans la SF, ils sont univoques et toute l’intrigue consiste à détricoter les mythes-mensonges pour atteindre la vérité vraie du monde : « En réalité, nous vivons dans un vaisseau spatial en route pour une planète promise », avec conclusions diverses : « … et nous sommes déjà arrivés, mais Ils ne veulent pas nous laisser sortir! », (ou, variante songée : « … et nous ne sommes jamais partis! »). Ou bien « … nous vivons dans des souterrains creusés autrefois pour nous protéger d’un milieu hostile-qui-ne-l’est-plus – et Ils ne veulent pas nous laisser sortir! » – ou, variante songée-bis : « …et il l’est encore, hélas pour ceux qui essaient de sortir et qui en crèvent ». (Dois-je souligner le parallèle avec les fantasmes de naissance?)

Parfois, dans la SF pure et dure, on aborde autrement la question de la création et des origines. Ainsi dans Le Monde du Fleuve, de P. J. Farmer, on a une paradoxale recherche de l’origine par la fin : tous les morts de l’humanité ont été ressuscités au bord d’un fleuve apparemment infini. Il y a évidemment des discussions des religions et de la foi quant à la vie après la mort, la réincarnation, la rédemption, mais ce n’est pas vraiment le sujet : il s’agit surtout d’expliquer/découvrir la source du Fleuve. Selon les croyances des ressuscités, on est soit au paradis (c’est Dieu qui tire les ficelles) ou en enfer (c’est le Diable). Les athées et agnostiques supposent des extraterrestres – et en fin de compte, c’est un Grand Ordinateur, dont on va s’emparer pour le reprogrammer et devenir des quasi-dieux.

 


Qui a créé ce grand ordinateur? On se tient à l’écart de cette régression infinie…


 

D’autres textes jouent avec le motif de la Divinité, sa nature, ses manifestations, mais il faut gratter dur pour le discerner : outre le Grand Ordinateur (ou l’Intelligence Artificielle), c’est le bon vieux thème récurrent des créatures mutantes (nées du hasard ou de manipulations génétiques, par exemple dans Dune, de F. Herbert), dotées de pouvoirs quasi divins (omniscience, quasi-immortalité, pouvoirs sur la matière et le temps…), et considérées ou interprétées comme des divinités. Même situation d’ailleurs dans la fantasy pour des personnages dotés de pouvoirs (magiques) par nature ou par acquisition. Évidemment, plus on est situé dans un futur lointain, plus la question de l’Origine recule – et plus la frontière entre les genres se brouille, par ailleurs : on peut souvent postuler une origine technologique aux pouvoirs extra-ordinaires des personnages ou, inversement, une atmosphère de magie se diffuse dans des récits apparemment science-fictionnels (voir Les Seigneurs de l’Instrumentalité, de Cordwainer Smith).

Et là je vais parler de Lovecraft, parce qu’il se situe pour moi à la jonction du fantastique classique (aboutissement d’un processus de réification progressive du surnaturel) et de la SF (où la réification est accomplie). On peut arguer que dans le fantastique pure laine, le vieux fond religieux de culpabilité est toujours là : on a enfreint des lois auxquelles on croit ne plus croire, et on est puni. Au XVIIIe siècle, Madame du Deffand disait déjà : « Je ne crois pas aux fantômes, mais j’en ai peur ». Plus encore donc au XIXe, siècle de la Mort de Dieu. Lovecraft est de son temps, les religions et leurs croyances sont pour lui un Obstacle au Progrès, chanson connue. Mais surtout il voit les humains comme des créatures sommaires dans un cosmos dont l’immensité et la complexité peu à peu révélées par les sciences les écrasent. Ce qui ne l’empêche pas de mettre en place un mythe « cosmiciste » des origines, où de vastes entités totalement indifférentes à l’humain, qui ont peut-être créé l’univers, y mènent une lutte dont la puissance, les enjeux et les forces dépassent notre entendement. Les lois enfreintes, on ne peut même pas les connaître – mais on est puni pareil! Car toute recherche de l’origine, de la vérité derrière les apparences, se solde ici par la folie ou la mort.

Et moi, et moi? J’en ai produit beaucoup, des mythes de création, dans des nouvelles, dans des romans. J’avoue que je suis un peu beaucoup biaisée sur cette question. La raison en est sans doute la profonde résonance personnelle du motif, autant affective que spirituelle. Je vois bien tourner sans cesse dans mes textes, métaphores se renvoyant les unes aux autres, les relations parents/enfants, créateur (en général une créatrice…)/créature(s), et leurs échos collectifs (dominants/dominés, colonisateurs/colonisés).

 


La question de l’origine, c’est la question de l’Autre dont est issu le moi et par rapport auquel ce moi se constitue, par opposition, imitation ou (ma préférence) conversation.


 

Et donc, comme je le disais précédemment, on n’invente pas. Au pire on répète, au mieux on creuse. Je suis quant à moi humaine, inscrite dans l’illusion de la matière et du temps. La Divinité de l’origine est censée être l’Autre absolu, l’ineffable, l’indescriptible – ce qui est, comme le réel, au-delà des noms et de l’appréhension par une chair limitée. Or la recherche de l’Autre dans la SF, une fois épurée de ses multitudes d’extraterrestres, de mutants ou de post-humains, est au mieux une asymptote, un but qui échappe sans cesse. Imaginer à travers nos mythes comment l’Autre absolu aurait pu créer l’univers dont nous faisons partie, c’est encore, toujours, le ramener à nous (mais quel glorieux échec parfois que cette seconde création…).

Je vais donc laisser le dernier mot à Tolkien, pas parce qu’il était profondément catholique et que toute son œuvre en est imprégnée, mais parce qu’il croyait en la création (littéraire) comme re-création : « Le cœur de l’homme n’est pas composé uniquement de mensonges, car il est sage d’une sagesse qui lui vient de Celui qui est très sage, et dont il est l’image. Quoique séparé de Lui depuis longtemps, l’homme n’est pas complètement perdu, ni entièrement changé. […] Il traîne encore des lambeaux de sa grandeur passée. […] Nous continuons de créer de la manière dont nous avons été créés. » (Mythopoeia)

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